Andouillette et spectacle vivant : un dialogue à construire ?

par Maëlle Levacher · publié samedi 29 aout 2015

Tous les ans, le dernier dimanche d'août, Arras devient le théâtre d'une rencontre entre produits du terroir et spectacle vivant. En cette fin d'été 2013, Pantagruelle — une habituée — descend du train. Elle est reçue, sur l'esplanade déserte de la gare d'Arras, par la fanfare de Carvin. Celle-ci semble en déroute mais elle n'est pas là par hasard : elle participe, en ce lieu stratégique, à l'accueil du public fidèle à l'annuelle Fête de l'Andouillette. Il y a toujours du monde, affirme le serveur de la brasserie d'en face qui, malgré le temps pluvieux, a dressé des tables en terrasse et y dispose des menus à l'intention spéciale des amateurs de tripes.

Plus loin, une barrière interdit aux automobiles l'accès au centre ville. La Police Municipale s'y tient, et répond aux curieux que la Fête de l'Andouillette est, après le Main Square Festival, le plus important des événements annuels arrageois. La Croix Rouge et la Croix blanche sont aussi présentes aux abords de la fête. Certes, la Fête de l'Andouillette ne fait pas autant de victimes que le Main Square, mais il y a une obligation légale de prévoir des secours pour des rassemblements de cette importance. Les secouristes précisent que, outre quelques débordements alcooliques, de petits accidents se produisent inévitablement : chevilles foulées, piqûres d'insectes, insolations et, il y a trois ans, deux personnes ont manqué s'étouffer. À la Fête de l'Andouillette, oui.

À cette heure de faible affluence, il faut regarder de près la Place de la Vacquerie pour y découvrir les signes avant-coureurs d'une fête conçue autour du thème : Les Jeux (d'échecs, de cartes, etc.). Patience, le joyeux brouhaha enfantin va survenir, vers 15h, après que les familles auront fait bombance. La bombance, ça se passe parmi d'innombrables tablées préparées Place des Héros. On a le choix : moutarde ou maroille avec l'andouillette ? « La reine répondit que moutarde était leur Saint Graal et baume céleste1. » Lorsque la commande est passée et que l'on attend son assiette, on patiente en lisant le prospectus glissé ingénieusement sous les couverts : « Exposition L'Europe de Rubens ». Gastronomie et culture raffinée mêlées au sein d'une fête populaire et familiale ; la Fête de l'Andouillette arrageoise serait-elle l'idéal réalisé des penseurs de la modernité culturelle ? Remarquons qu'au dos du prospectus, étrangement, la Fête de l'Andouillette ne figure pas aux côtés des enseignes présentées comme « Grand Mécène » ou « Partenaires médias  » de l'exposition. Pourtant elle assure un service de communication dont on pourrait lui savoir gré.

Repue, Pantagruelle quitte la Place des Héros et monte vers l'église Saint-Jean-Baptiste, où « par les Andouilles farouches est dressée embuscade2 » contre elle ! Trois visions inattendues l'assaillent concomitamment. D'abord, elle aperçoit, sous le porche de l'église, les jambes repliées d'un pauvre homme endormi dans le hall d'entrée. Peu lui chaud la Fête de l'Andouillette ; sait-il seulement qu'à quelques dizaines de mètres, l'on fait grande chère ? Pantagruelle commence à peine à se troubler quand la fanfare « Cheval des trois » investit le parvis avec un art consommé de l'improvisation de rue, alors même que surgissent de la rue opposée Miss Ostrevant 2013 et ses « filles ». Les jeunes femmes souriantes croisent les musiciens et leur adressent de la main un salut stylé en s'éloignant de l'église. Dans le hall de laquelle on n'aperçoit plus les jambes de personne. Sagesse des mendiants.

Suivons les Miss. À un croisement de rues, des voiles légers qu'agitent des comédiens en échasses caressent l'enseigne d'une société de bancassurance. Mais Miss Ostrevant 2013 ne s'arrête pas pour contempler le spectacle ; Pantagruelle doit presser le pas pour soutenir celui de cette jeune femme déterminée, la rejoindre et l'interroger enfin. En tout premier lieu, Miss Ostrevant 2013 (Miss Arras 2011) déclare que sa candidature à l'élection de « miss » a d'abord été une démarche de conquête d'estime de soi. Pantagruelle ne l'avait pas interrogée sur ce point ; la jeune femme est visiblement prête à répondre aux journalistes. Elle vit à Arras, elle « garde ses racines » et elle est fière de représenter sa ville. Elle s'apprête à passer dans chacun des chapiteaux pour y distribuer des photos dédicacées. Bientôt, c'est vers un horizon autrement radieux qu'elle portera son brillant diadème car, ayant remporté le Prix de Sympathie et le Prix d'Élocution3, Miss Ostrevant 2013 est admise à participer au concours Miss France (Pantagruelle n'est malheureusement pas en mesure d'informer le lecteur de 2015 du succès de cette candidature).

De telles rencontres inspirent à Pantagruelle une question : quel est le liant de ces réjouissances hybrides ? Comment cela s'est-il fait qu'artisans charcutiers, fanfares et reines de beauté se sont trouvés associés en une même fête gastronomico-culturelle ? Il est temps que « Pantagruelle parlemente avec Niphleseth, reine des Andouilles4 », et chef de projet attachée à l'événement. Elle la rencontre Place des Héros, où elle lui apprend que la Fête de l'Andouillette est née conjointement à la création, il y a douze ans, de la Confrérie de l'Andouillette d'Arras, qui avait vocation à valoriser les produits locaux. Issue du monde du spectacle vivant, l'organisatrice a souhaité y intégrer des éléments culturels, avec une double ambition. D'une part, allier tradition (les confréries) et innovation (les arts de la rue) ; d'autre part, former le spectateur. Son collègue confirme que le public est chaque année plus nombreux au rendez-vous, et qu'il est devenu capable d'apprécier la qualité des spectacles donnés parfois par des compagnies de renommée internationale. L'école du spectateur, cela marche donc ? De tout ce qu'elle a vu depuis ce matin, c'est ce qui surprend le plus Pantagruelle ! Mais, reprend Niphleseth, il faut penser à l'avenir, et à donner un jour à cet événement composite une belle cohérence. Or, les artisans qui vendent ici leurs spécialités se montrent généralement peu sensibles à cet enjeu. Confréries et artisans devront se l'approprier, et cela ne pourra se faire, confesse-t-on, que par un long travail de fond.

Chacun chez soi, c'est en effet la logique avouée de certains artisans. Le fromager normand ne voit les animations culturelles que comme un facteur favorisant la flânerie des badauds, et donc leur propension à la dépense. Quant à la charcutière, comme ses confrères, elle a reçu de la mairie d'Arras une feuille de route indiquant le déroulé de l'événement, et n'a pas pris part à son élaboration. Pour elle, l'art et le terroir sont deux choses différentes et peuvent bien le rester : il n'y a pas lieu de travailler ensemble, puisque les artisans vendent alors que les artistes « animent ». « Riflandouille riflait Andouilles ; Tailleboudin taillait Boudins5. »

Si elle entendait parler la charcutière, la compagnie Mademoiselle Paillette la reprendrait : les artistes n'animent pas, ils donnent un spectacle, conçu d'ailleurs spécialement dans le respect du thème Les Jeux. Mais comment la charcutière ferait-elle la différence ? Les artisans sont rassemblés sur une moitié de la Place des Héros, sous des tentes qui ne leur permettent pas d'assister aux spectacles. Le fabricant de flamiches au maroille le déplore, et rappelle qu'autrefois, les artisans répartis autour de la place pouvaient en profiter. Il ignore quel thème culturel a été retenu cette année. Les Jeux ? Ah mais oui, il a vu des jeux géants disposés sur la Place de la Vacquerie... où il n'y a personne, parce que les gens ne fréquentent en nombre que le cœur d'une fête telle que celle-ci. Il déplore qu'on ne lui propose pas de faire profiter les organisateurs de son expérience de commerçant de rue, car il pourrait apporter quelque chose à la conception même de la Fête, interventions artistiques comprises. L'intégration des artisans au processus de programmation éviterait notamment des erreurs stratégiques : l'an passé, se souvient-il avec amertume, c'étaient les artisans qui étaient Place de la Vacquerie...

Les organisateurs de la Fête de l'Andouillette attendent des artisans qu'ils fassent quelque effort pour intégrer la dimension culturelle de l'événement à leurs stands ; les artisans ne semblent cependant pas avoir été avertis que l'on attendait cela d'eux. Pour autant, tout le monde semble trouver son compte : Pantagruelle est ravie, les artisans sont plutôt satisfaits, les artistes en rencontrent d'autres et perçoivent un cachet, le public profite de l'ensemble qui est attractif et bien équilibré. Les organisateurs et parties prenantes de l'événement ne dialoguent pas ? Cela n'a guère de conséquence sensible – pour le public. Si les organisateurs ont l'ambition de faire un jour de cette belle fête un véritable festival d'arts de rue dont le public serait acteur, il faut cependant admettre que, pour l'heure, quelle que soit la qualité des spectacles proposés, leur disparition ne menacerait probablement pas la pérennité de la Fête réduite à sa portion charcutière, tant il est vrai qu'« Andouilles ne sont à mépriser entre les humains ».

« Vous truphez ici, Buveurs, et ne croyez que ainsi soit en vérité comme je vous raconte. Je ne saurais que vous en faire. Croyez-le si voulez : si ne voulez, allez y voir6. »

Notes

1. Les citations de Rabelais sont empruntées au Quart Livre, 1552 ; nous en modernisons la graphie. Les numéros de pages sont ceux de l’édition établie par Gérard Defaux, Le Livre de Poche, 1994. Chapitre XLII, p. 453.

2. Chapitre XXXVI, p. 413.

3. Pantagruelle, sensible aux questions de diction, déclare n'avoir décelé aucune prononciation fautive, aucun accent incongru, aucune interjection inappropriée dans le discours de Miss Ostrevant 2013.

4. Chap. XLII, p. 451.

5. Chap. XLI, p. 447.

6. Chap. XXXVIII, p. 429.

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