De la lecture des traités et du port de voix

par Loïc Chahine · publié lundi 19 avril 2027

On est souvent surpris de voir que certains soi-disant spécialistes de tel ou tel répertoire n’ont pas eu la curiosité ou la bienséance d’aller lire les traités qui s’y rapportent directement. Ainsi, dans le domaine de l’air à l’époque de Michel Lambert ou Sébastien Le Camus (que l’on appelle généralement, par abus de langage, “air de cour”, alors qu’air de cour est la terminologie de la génération de Guédron, Moulinié, Boësset), on ne peut se dispenser du traité de Bertrand de Bacilly, publié pour la première fois en 1668, réédité en 1679. Pour Lambert, il s’impose d’autant plus que Bacilly lui-même vendait les airs de son confrère en 1659.

L’un des airs aujourd’hui les plus connus de Lambert — célébrité toute relative, car Lambert n’est pas tant chanté qu’il le devrait — est sans doute, pour son texte assez amusant et parce qu’il est écrit sur une basse de passacaille, « Ma bergère est tendre et fidèle ». J’ai été amené à en écouter plusieurs versions. Or, quelle n’a pas été ma surprise de constater qu’aucune n’était correcte sur un point précis !

Il y a en effet dans cet air des ports-de-voix notés. Voici la partition du début de l’air, avec deux des ports-de-voix en question encadrés :

Or, Bacilly, dans ses Remarques Curieuses sur l’art de bien chanter, page 142 dans l’édition de 1679, s’apprête à expliquer comment faire ces ports-de-voix, et met en garde sur l’inexactitude de l’écriture :

Et quoique cette observation paraisse superflue aux critiques, en ce qu’il semble que c’est dire une chose que tout le monde sait, je la crois d’autant plus instructive que dans la manière ordinaire de noter et de marquer ces ports de voix, on ne fait que diviser également cette note précédente celle sur laquelle se donne le coup de gosier, sans empiéter sur la valeur de la suivante.

En d’autres termes, même si ça a l’air évident, je prends la peine de vous avertir parce que la notation donne l’impression d’une chose qui est inexacte ; cette inexactitude, c’est qu’une seule des deux valeurs rythmiques sur laquelle s’étend le port de voix est amputée dans l’écriture, alors que les deux (celle qui est avant le temps, « la précédente », et celle qui est après, « la suivante ») devraient l’être. Il le détaille un peu plus loin.

C’est exactement ce qui se passe dans l’air de Lambert. Prenons l’exemple des mesures 40–41, le mot fidèle. Il y a un port de voix sur l’-e final, qui est anticipé (il commence avant le temps). Si on chante rigoureusement ce qui est écrit, on commence l’-e juste avant le premier temps de la mesure 41, sur le , puis sur le premier temps, en même temps que la basse, on poursuit l’-e en passant au mi. Or, Bacilly nous explique qu’il ne faut pas chanter ainsi ! Il prend pour l’expliquer un autre exemple, chez Lambert aussi d’ailleurs :

Et voici son commentaire :

l’on voit que l’auteur [Lambert] ayant divisé la croche destinée pour la [première] syllabe du mot d’amour en deux doubles croches, pour en donner une à la syllabe de mour, si on se contentait de l’exécuter de même qu’elle est marquée, ce serait chanter ridiculement, et pécher contre la règle, qui dit de soutenir un temps considerable la note inférieure, avant que de la porter [à la note supérieure]. Il faut donc, comme on dit, aider à la lettre [« suppléer à ce qui manque, deviner à demi-mot », Furetière], et emprunter de la valeur du sol [en fait do1] suivant, et le faire moins long qu’il n’est marqué.

Autrement dit, il faut prolonger le si qui est juste avant la barre de mesure, et qu’il empiète sur la valeur du do. Il ne faut pas marquer le temps (qui est marqué par la basse), mais chanter quelque chose de ce genre :

Faut-il appliquer les mêmes préceptes à « Ma bergère est tendre et fidèle » ? On pourrait arguer que Bacilly parle ici d’un port de voix en montant, et qu’il n’en va peut-être pas de même en descendant.

Il n’y a aucune raison de ne pas appliquer les mêmes préceptes à « Ma bergère est tendre et fidèle » ; il faut donc prolonger le de la mesure 40 après la barre de mesure, et le laisser empiéter au début de la mesure 41.

On notera que Bacilly ne mâche pas ses mots : contrevenir à cette règle, c’est chanter ridiculement. Pour lui, donc, Stephan van Dyck (qui semble avoir bien du mal à prononcer correctement), Marie-Claude Chappuis, Michel Laplénie et Anne Sofie von Otter (ces deux derniers avec William Christie, à environ vingt ans d’intervalle), tous chantent ridiculement. Il est d’autant plus étonnant que personne ne se soit avisé de réaliser correctement ces ports-de-voix que Bacilly lui-même avertissait quant à l’incorrection de la notation :

Cet exemple peut servir pour tous les autres, qui font voir que pour la grâce de la note [de la notation] de musique, l’on marque sur le papier d’une manière, et l’on chante d’une autre.

Pourquoi est-ce si important ? Parce que cela introduit des dissonances et une liberté rythmique, une tension et détente ; cela casse la régularité absolue et la prévisibilité ; cela donne une tout autre allure à cette musique et, croyez-moi, quand on a goûté à la “vraie” manière des ports-de-voix dans l’air sérieux, il est bien difficile de revenir à ce qui est écrit.

Alors, on relit un peu les traités ?

Notes

1. Bacilly désigne les notes selon la solmisation ; nous les désignons en valeur absolue.

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