Dossier État d’urgence : Les mesures prévues, les libertés opprimées

par Félin Sceptique · publié dimanche 22 novembre 2015

Prenons les différentes mesures de l’état d’urgence dans l’ordre croissant de violation des libertés. Ce palmarès m’est personnel et peut ne pas être partagé par tous.

Je n’aborde pas l’article 12 qui prévoyait la possibilité pour la juridiction militaire de se saisir de certains crimes commis. A mon avis, cette disposition est totalement obsolète. Elle est d’ailleurs abrogée par la loi du 20 novembre 2015.

L’article 9 : le cauchemar de l’Américain

L’article 9 de la loi de 1955 prévoit la remise de leurs armes par les personnes désignées par le ministre de l’intérieur ou le préfet de département. Je n’ai pas grand chose à redire à cet article. Nous ne sommes pas aux États-Unis, la liberté de porter une arme n’est pas garantie par la Constitution.

Du reste, je m’interroge sur l’intérêt de cette disposition. En effet, pour que le préfet puisse demander la remise des armes, il faut que celles-ci soient déclarées. Or, force est de constater que la très grande majorité des armes utilisées dans la délinquance et la criminalité organisées, de même que pour les actes terroristes, sont des armes achetées de manière illégale et qui n’ont donc pas été déclarées. La loi du 20 novembre 2015 a modifié la rédaction de cet article, pour l’actualiser, sans que cela n’en modifie la substance.

Les articles 5 et 8 : le risque politique

L’article 5 permet au préfet par arrêté de :
1° interdire la circulation des personnes et véhicules dans certains lieux et à certains moment. Cette disposition se traduit généralement par un couvre-feu ;
2° instituer des zones de protection avec circulation réglementée des personnes ;
3° interdire le séjour dans tout ou partie du département à toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l’action des pouvoirs publics. Cette dernière disposition aurait pu se voir appliquer aux personnes donnant sur les réseaux sociaux la position des forces de l’ordre.

L’article 8, quant à lui, prévoit la fermeture provisoire des salles de concert, des débits de boissons ou de tout autre lieu de réunion. Il permet également d’interdire de manière générale ou particulière toute réunion de nature à provoquer ou entretenir un désordre.

Ces articles sont, à mon avis, de nature à révéler l’essence de l’état d’urgence. Réglementer la circulation, fermer des débits de boissons, après ce vendredi 13 novembre, on comprend bien l’utilité. En revanche, ces mesures, entre de mauvaises mains, comporte un risque pour la démocratie. Imaginez, vous n’aimez pas les communistes, il vous suffit d’interdire tous leurs rassemblements, réunions et de fermer leurs lieux de rencontre de prédilection. Il faut toutefois remarquer que ces mesures sont généralement utilisées avec sagesse.

La loi du 20 novembre 2015 ne les modifie pas. En revanche, elle ajoute un article 6-1 qui crée la possibilité pour le gouvernement, par décret en conseil des ministres de dissoudre « les associations ou groupements de fait qui participent à la commission d’actes portant une atteinte grave à l’ordre public ou dont les activités facilitent cette commission ou y incitent ». C’est vrai qu’il était dommage de ne pas porter atteinte à la liberté d’association. Heureusement, le gouvernement a su remédier à cette faille ! La répression est sauve !

Les associations concernées sont définies de manière très large, alors que le droit commun en la matière, soit l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure en dresse une liste exhaustive... Au sein de laquelle, oh que vois-je ? « 7° Ou qui se livrent, sur le territoire français ou à partir de ce territoire, à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme en France ou à l’étranger ». Je le dis simplement, je ne comprends pas l’ajout de cet article 6-1. C’est inutilement répressif. Le cadre de l’article L. 212-1 est suffisant pour englober les atteintes véritablement graves à l’ordre public. Mais la notion est évidemment subjective puisque très imprécise, à l’inverse d’une liste exhaustive.

Ma crainte est que l’on profite de l’imprécision de cette notion pour « s’attaquer » aux mosquées que l’on considère comme « radicales » alors qu’elles n’entreraient pas dans le cadre de L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, et ainsi opérer une sorte de contrôle sur la bonne ou la mauvaise pratique de l’Islam. Or, ce n’est pas le rôle de l’exécutif que de légiférer sur la pratique des religions, tant qu’elles ne vont pas à l’encontre de la loi. Il me semble donc dangereux de ne définir que vaguement ce qui est contraire à la loi : cette imprécision peut permettre des abus.

L’article 11 2° : le bâillonnement de la presse

Je ne m’étendrai pas outre mesure sur cette disposition qui n’a jamais été appliquée et qui par ailleurs a été très largement modifiée par la loi du 20 novembre 2015. En effet, il n’est plus possible de « prendre toutes mesures pour assurer le contrôle de la presse et des publications de toute nature ainsi que celui des émissions radiophoniques, des projections cinématographiques et des représentations théâtrales ».

L’article 11 2° est à présent rédigé ainsi « Le ministre de l’intérieur peut prendre toute mesure pour assurer l’interruption de tout service de communication au public en ligne provoquant à la commission d’actes de terrorisme ou en faisant l’apologie ».

Le récent procès, et la relaxe, de l’auteur Erri De Luca pour incitation au sabotage nous montre que les notions de provocation et d’apologie du terrorisme ne sont pas précises. Cette disposition comporte le risque d’entrainer la perte de la diversité et de la neutralité du Web. Du reste, l’absence de frontière sur internet va rendre sa mise en œuvre très compliquée. Si je salue le courage du gouvernement quant à la suppression de la possibilité de contrôler la presse, je m’interroge sur l’utilité de cette nouvelle mesure...

D’autant qu’elle est déjà prévue par l’article 706-23 du code de procédure pénale qui s’applique spécifiquement aux infractions en matière de terrorisme. Quel intérêt, alors, de la prévoir dans la loi sur l’état d’urgence ? S’affranchir du juge, de son contrôle, de son impartialité... bref de la séparation des pouvoirs. Et je réponds par avance à ceux qui disent que Justice est lente : on prévoit l’intervention par le juge des référés donc procédure urgente et rapide. Du reste, la section antiterroriste du TGI de Paris est très réactive.

Par ailleurs, puisque la presse écrite n’est plus concernée, de même que la télévision et la radio, il suffit aux terroristes d’utiliser ces canaux pour diffuser leurs idées nauséabondes. Il faudra alors en revenir au droit commun en matière de suspension des publications.

L’article 11 1° : les perquisitions administratives

Et ils en sont fiers : « 296 perquisitions ont été effectuées dans les nuits du 15 et du 16 novembre, au cours desquelles 40 armes ont été découvertes (dont 4 armes de guerre). 33 personnes ont été placées en garde à vue » (Communication du ministère de l’intérieur).

Mais dites-moi c’est super bien, on saisit plein de choses pendant ces perquisitions, et c’est drôlement efficace. Oui, sauf si comme Jean-Jacques, vous n’avez rien à vous reprocher mais qu’on vous défonce votre porte de bon matin parce qu’il y a quelques années, vous avez fréquenté des gros cons, dont vous avez eu le bon goût de vous éloigner.

Je crois qu’il est important d’abord de rappeler ce qu’est une perquisition. Il s’agit d’un acte d’enquête ayant pour objet la recherche dans tout lieu clos d’indice ou d’objet confiscable utiles à la manifestation de la vérité. Qui dit enquête, dit infraction. La perquisition est effectuée au domicile de celui qui est suspecté d’avoir commis ou participé à l’infraction. En flagrance2, c’est à dire lorsque l’infraction vient d’être commise, la perquisition est faite par un officier de police judiciaire qui en réfère au Procureur de la République.

De l’aveu même du gouvernement, ces perquisitions n’avaient pas de lien direct avec les attentats du 13 novembre. Et pour cause, sinon pas besoin de l’état d’urgence, l’article 56 du code de procédure pénale aurait suffit. D’où l’intérêt de ces « perquisitions administratives »2, purement préventives.

Il suffit de regarder les chiffres fournis par le ministère de l’intérieur pour s’apercevoir que cette mesure est arbitraire. 296 perquisitions pour 40 armes et 33 gardes-à-vue. Même si on considérait qu’il n’y a eu qu’une arme de saisie par perquisition, il reste au moins 256 perquisitions qui n’ont rien donné. 256 domiciles qui ont été violés, fouillés, retournés ; 256 foyers au sein desquels les forces de l’ordre (respectant les consignes qu’on leur avait données) se sont introduites par la force, au milieu de la nuit, pour RIEN.

Le texte de 1955 ne présentait aucune garantie. Il permettait seulement de « conférer aux autorités administratives visées à l’article 8 [le ministre de l’intérieur et le préfet de département] le pouvoir d’ordonner des perquisitions à domicile de jour et de nuit3 » Il a été un peu remanié par la loi du 20 novembre 2015. Concernant les lieux, le nouveau texte vise les lieux pour lesquels « il existe des raisons sérieuses de penser que ce lieu est fréquenté par une personne dont le comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre public ». Même si la formule est imprécise, c’est toujours moins large que l’ancien texte. Le nouveau texte exclut « les lieux affectés à l’exercice d’un mandat parlementaire ou à l’activité professionnelle des avocats, des magistrats ou des journalistes ». Ensuite, les perquisitions doivent être effectuées en présence d’un officier de police judiciaire et de l’occupant ou de deux témoins. Et le procureur de la république en est informé. Il prévoit encore la possibilité d’accéder aux données informatiques lors de la perquisition. Ces garanties restent très maigres. Surtout, il semble n’y avoir aucun recours. Pas de contrôle à priori, et aucun contrôle à posteriori n’est prévu, même si le Conseil d’état4 assure que le juge saisi des suites d’une de ces perquisitions pourra juger de sa légalité. Je ne m’étends pas plus ici sur les voies de recours, le dernier article de ce dossier y étant consacré.

L’article 6 : l’emprisonnement à la maison

L’article 6 dans sa version de 1955 — j’ai gardé le meilleur pour la fin — prévoyait que « le ministre de l’Intérieur dans tous les cas peut prononcer l’assignation à résidence dans une circonscription territoriale ou une localité déterminée de toute personne résidant dans la zone fixée par le décret visé à l’article 2 dont l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics des circonscriptions territoriales visées audit article. » Il fallait donc un danger avéré. Trop contraignant ! On va pas non plus assortir un emprisonnement à domicile de garantie, non mais !

Du coup, la loi du 20 novembre 2015 nous dit : « Le ministre de l’Intérieur peut prononcer l’assignation à résidence, dans le lieu qu’il fixe, de toute personne résidant dans la zone fixée par le décret mentionné à l’article 2 et à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre public dans les circonscriptions territoriales mentionnées au même article 2. » Pour information, tirer la langue au conducteur voisin peut le déconcentrer et provoquer un accident, il s’agit donc d’un comportement constituant une menace pour la sécurité.... Je prends un exemple absurde, mais il rentre dans le cadre du texte tel qu’il est rédigé. Ça donne une idée du potentiel de répression.

L’assignation à résidence, ça veut dire que notre ami Jean-Jacques devra rester chez lui (ou dans un lieu déterminé) pendant au moins 12/24. S’il sort, il encourt les sanctions de l’article 13.

À cela, le nouveau texte ajoute plusieurs obligations qui peuvent assortir l’assignation à résidence :
– un pointage régulier auprès des services de police et de gendarmerie, jusqu’à trois fois par jour.
– la remise de votre passeport
– l’interdiction d’entrer en contact avec certaines personnes nommément désignées dont le comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre public dans les circonscriptions territoriales
– le port d’un bracelet électronique mobile, pour des personnes déjà condamnées pour des faits de terrorisme et avec votre accord (sinon on se fait condamner direct par la CEDH)5. Cette mesure me paraît inapplicable. Il n’y a pas assez de bracelets mobiles, ils sont de qualité médiocre, et il faut du personnel pour la surveillance des allers et venues et pour l’installation du dispositif.

Ces mesures n’ont rien de nouveau. Ce sont en fait les mêmes que celles qui sont prévues pour le contrôle judiciaire (article 138 du code de procédure pénale). Sauf que le contrôle judiciaire ne peut être prononcé que par un magistrat, une autorité judiciaire garante des libertés individuelles, ce que n’est pas le ministre de l’Intérieur. Et puis, le contrôle judiciaire ne concerne que la personne mise en examen qui encourt une peine d’emprisonnement correctionnel ou une peine plus grave. Et pour qu’une personne soit mises en examen il faut qu’il y ait des indices graves et concordants rendant vraisemblable qu’elle ait pu participer, comme auteur ou complice, à la commission des infractions. C’est déjà plus restrictif. Et surtout la mise en examen s’accompagne de nombreux droits procéduraux : droit à un avocat, droit d’accès au dossier, droit de demander des actes d’enquête. Dans le cadre de l’état d’urgence, le seul droit de la personne assignée à résidence est celui de la boucler !

Enfin, il n’est pas précisé pour combien de temps la personne peut être assignée à résidence. Cette durée doit-elle être déterminée par le décret d’assignation à résidence. Est-ce qu’elle correspond à la durée de l’état d’urgence ? Quel recours a la personne assignée contre cette mesure dans la durée ? Cette question des voies de recours, et donc de l’accès à un juge a quelque peu progresser avec la loi du 20 novembre 2015, même si le texte ne règle pas toutes les questions, loin s’en faut.

Suite : Peut-on contester l’état d’urgence ?

Notes

1. Il existe un autre régime d’enquête: l’enquête préliminaire. C’est un juge qui autorise la perquisition qui ne peut se faire qu’avec l’accord de la personne suspectée. Toutefois, il peut être passé outre son refus par décision du juge des libertés et de la détention.

2. On distingue deux types d’opération de police. La police administrative est purement préventive. Aucune infraction n’a eu lieu. La police judiciaire est réactive. Elle intervient après l’infraction pour la réprimer.

3. Le droit commun exige que les perquisitions soient opérées entre 6h et 22h. Toutefois, il peut y être dérogé en matière de criminalité organisée et de terrorisme sur autorisation du juge des libertés et de la détention.

4. Conseil d’Etat, ORD., 14 novembre 2005, Rolin, requête numéro 286835.

5. On ne peut pas imposer le port du bracelet électronique, même à une personne condamnée par la justice. Ce dispositif met en place une contrainte directe et continue sur le corps de la personne. Une telle contrainte est inacceptable depuis l’abolition des peines corporelles. C’est pourquoi, il est nécessaire d’obtenir l’accord de la personne concernée.

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