Un théâtre du monde

par Maëlle Levacher · publié vendredi 14 avril 2017

Lisant L’Homme au pliant de toile, j’étais sous l’emprise d’un doux envoûtement. Peu de livres contemporains me procurent une belle expérience de lecture ; celui-ci l’a fait, je veux en parler.

L’existence du personnage principal, un homme qui ne se sépare jamais de son pliant de toile, est illustrée par des épisodes dont on ne peut établir la chronologie. Ces épisodes le montrent dans la posture qu’il a choisi d’adopter au quotidien, posture de spectateur admiratif ou curieux, de réorganisateur de la vie, de traducteur de la vie dans la référence théâtrale. Mais il n’est pas question ici d’institutions, de subventions, du statut des artistes ; il est question d’un théâtre intérieur qui se projette sur l’extérieur et, vivant comme lui, le modifie. L’homme au pliant de toile n’est pas un professionnel exerçant les métiers du spectacle ; il est l’homme de théâtre d’avant le métier, il puise à sa source.

Cet homme évolue dans le monde rural de la Touraine, resserré sur lui-même dans la lumière ligérienne, et circonscrit par un « rideau d’acacias » faisant office de frontière. Pourtant, ce rideau n’interdit pas au personnage la scène du monde au-delà : il semble plutôt qu’il délimite la scène d’ici et maintenant, sur laquelle il faut jouer, l’environnement et la population donnés et non choisis qu’il faut entraîner dans le jeu. On nourrit une curiosité tendre pour cet homme « dérangé », mais dérangé avec un savoir-faire qui emporte l’adhésion des gens qui le côtoient. L’once de duplicité qu’on lui devine y contribue. Le livre se clôt sur une déclaration : lui, sage, n’a « jamais cherché à dépasser les acacias » (p. 135), or il semble qu’il l’ait fait au moins pour aller trouver la félicité – Lætitia – qui s’était éloignée. Habitant l’appartement « mille quatre cent quatre-vingt-douze. Comme Christophe Colomb » (p. 65), Lætitia est un Nouveau Continent qu’il fallait bien rejoindre.

L’incongruité première de Pliant, le pliant de toile, en tant que personnage s’estompe quand se déploie la richesse de ses fonctions symboliques. Il est le plus simple des objets articulés ; il porte l’évocation minimale de l’ouverture des possibles, de l’établissement de la posture de contemplation, et de direction (dans la référence cinématographique, il est bien métonymique du réalisateur). Structure légère, permettant de partout et en tout temps adopter cette posture, le pliant qui s’ouvre pour soutenir un corps va soutenir un regard et engager une réappropriation de ce qui sera vu. « Pliant répétait à voix basse : – Et sans attente il n’y a plus ni vie ni mort. Nous n’existerions plus. » Par suite logique, dans la mesure où un pliant a pour fonction de soutenir physiquement l’attente, il conditionne l’existence. L’homme qui l’a pris pour compagnon – car souvent il ne s’assoit pas dessus mais le dépose à ses côtés – déclare : « Je suis pour toujours l’homme en mouvement au pliant de toile » (p. 135), paradoxalement attaché au sol et en mouvement. On perçoit dans le pliant l’allégorie de la station bienveillante auprès d’autrui, dans le flux de l’éphémère (un chapitre le montre demeuré en place dans le ruisseau toute une saison).

Mais le pliant n’est pas qu’un symbole, il est un personnage construit dans sa relation à l’homme qui l’emporte dans ses pérégrinations. Le pliant est son substitut à la messe, de laquelle, anticlérical, il ne veut pas être. Le pliant est son compagnon lorsque, chaque matin, il lui offre un café, que cependant la compagne de l’homme prend l’habitude de boire à sa place. Le pliant est son double lorsqu’il est acclamé par les spectateurs au même titre que lui, metteur en scène de l’inauguration du théâtre du village. L’homme agit, aime, organise les choses dans un va-et-vient permanent, tandis que Pliant s’arrête, contemple et pense (il est présenté comme intellectuel). Ce texte poétique illustre une balance entre ancrage et mouvement, permanence des sentiments et caractère fluctuant des choses de la vie. Lætitia, qui fait le bonheur fragile de l’homme, est proche, familière, disponible ; elle est aussi lointaine, fugitive, disparue et réapparue. L’équivoque chronologique des épisodes n’en est pas seule responsable.

Le récit, comme battu à la neige de multiples dialogues, est remarquable par la variété et la légèreté de ses dispositifs énonciatifs ; l’auteur étant homme de théâtre, a épuré sa prose à la gomme dramatique. Le pliant devient Pliant, et finit par devenir un sujet pensant, qui s’exprime en discours direct, d’abord pour répondre en élève à l’homme devenu un nouvel Instituteur ; il s’autonomise. Le gardien de l’immeuble de Lætitia est d’abord désigné comme le Souffleur par contamination du caractère théâtral de la relation amoureuse à laquelle il ouvre la porte ; puis il prend le nom propre de Souffleur (sans l’article défini). La majuscule également attribuée au Passant et à l’Instituteur les allégorise, mais leur discours nous les conserve cependant familiers. L’homme au pliant, qui dialogue d’abord avec les habitants du village, semble ensuite dialoguer avec des interlocuteurs intériorisés. Cette équivoque s’accentue au fil du texte, le lecteur a l’impression de glisser depuis l’univers rural du début jusque dans sa version intériorisée par l’homme. Nous voyons s’animer son for intérieur, en tension avec l’Instituteur (la Rationalité), que l’homme aime, mobilise et rejette alternativement. Enfin, ces personnages semblent s’émanciper même de l’esprit de l’homme au pliant. Ils étaient des personnes de son entourage ; après un passage par le creuset de son imagination, ils reviennent se substituer à eux-mêmes en tant que personnages incarnés.

Un narrateur s’exprimant à la première personne accompagne, suit l’homme au pliant, rapporte et commente son activité ; il adopte par moments un ton proche de celui du reportage. Ce narrateur semble être un habitant du village, dont il connaît l’histoire. Peut-être est-il le Passant, lui aussi observateur, et en qui on croit parfois reconnaître l’auteur. On décèle aussi les indices d’une identité de l’homme au pliant avec ce dernier (le plus criant : sa mère porte le même patronyme que l’auteur).

Le livre contient une leçon implicite – c’est en cela sans doute qu’il appartient au répertoire du conte, sous-titre qui le désigne sur la page de garde –, une leçon de réappropriation joyeuse, généreuse et esthétique de la vie, une réappropriation personnelle spontanée, mais qui entraîne les autres. Ne peut-on suivre l’exemple de l’homme au pliant de toile, qui promène autour de lui son regard magique et volontaire ? L’histoire d’amour avec Lætitia semble montrer que vivre et jouer ne sont qu’une seule et même chose. Objet d’amour et de désir, cette jeune femme est le seul personnage à ne pas être enraciné dans le rural périmètre du rideau d’acacias. Il faut donc jouer son rôle entre les limites qui sont les nôtres, et s’autoriser à franchir le rideau (c’est léger, un rideau d’arbustes). Mais apprendre à faire jouer notre petit monde entre ses acacias, n’est-ce pas déjà une façon de franchir audacieusement le rideau ?

INFORMATIONS

Jean-Yves Lenoir, L’Homme au pliant de toile

Cardère, coll. « Poésie », 2014.

Jean-Yves Lenoir est comédien, metteur en scène et écrivain. Il enseigne la diction et l’art dramatique, et dirige la compagnie de théâtre Le Valet de Cœur à Clermont-Ferrand.

Voir la page du livre sur le site de l’éditeur.

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