Les Cris d’Italie

par Loïc Chahine · publié vendredi 3 mars 2017 · ¶¶¶¶

« Une légende tenace voudrait que les compositeurs soient d'éternelles créatures éthérées, détachées des contingences du monde où le reste de l'humanité tenterait de survivre en se débattant contre l'adversité. » C’est par cette phrase que s’ouvre le riche livret de présentation du disque IT des Cris de Paris, consacré à quatre compositeurs de l’Italie contemporaine : Francesco Filidei, Marco Stroppa, Luca Francesconi et Mauro Lanza. Quatre pièces bien différentes pour un panorama de musique contemporaine en lien avec la société d’aujourd’hui.

Car le dénominateur commun de ces quatre pièces, c’est bien leur engagement. Eh oui, une musique engagée peut exister ! Deux œuvres, Dormo molto amore de Francesco Filidei et Let me bleed de Luca Francesconi, sont des requiems : la première de Franco Serantini, « jeune anarchiste orphelin tué par la police au début des années 1970 », la seconde de Carlo Giuliani, tué par « les forces de l’ordre » lors d’une manifestation en marge du G8 de Gênes, en 2001 ; 30 ans se sont écoulé entre ces deux évènements, et toujours la même « répression sauvage, effrayante, fasciste » (Luca Francesconi). Des évènements qui trouvent un écho, d’ailleurs, dans l’actualité française, où la Police est très souvent perçue comme source de violences (on voudrait dire « de violentations », mais ce serait un barbarisme — un barbarisme, peut-être, ne serait pas injustifié ici) ; on pense à « l’affaire Adama Traoré », on pense à « l’affaire Théo » (où personne n’est mort) — même si les circonstances sont différentes (chaque circonstance est particulière), on y pense, et l’on pense à cette phrase inscrite comme un graffiti ou une banderole à plusieurs endroits :

C’est justement à partir de graffiti, en les prenant comme textes, qu’est composé Perchè non riusciamo a vederla ? de Marco Stroppa, l’œuvre la plus longue du programme, la plus complexe aussi. Elle rappelle l’ensemble Les Cris de Paris à son nom : ici, ce sont les Cris de l’Italie, et toute l’œuvre se fait l’expression d’une violence populaire. Signalons que chacun des graffiti est expliqué et commenté dans le livret de manière détaillée — explications et commentaires bienvenus. On en remarquera certains d’une profondeur peut-être insoupçonnée « Ridi di più, piangi di più Ris davantage, pleure davantag », ou bien « No alla tolleranza, sì al rispetto. Non à la tolérance, oui au respect. » ; d’autres sont d’apparence plus humoristique : « Un criceto fra le uvette è un terrorista. Un hamster parmi les raisins secs est un terroriste. » Bref, il y a une sorte de plaisir littéraire à parcourir cette anthologie.

La présence, comme seule voix instrumentale, d’un alto, permet à l’auditeur de se répéter un peu dans la structure. Surtout, Marco Stroppa a su trouver des expressions musicales qui font graffiti, mêlant les formules brèves et les rythmes complexes — et il a trouvé dans les Cris de Paris des interprètes qui répondent parfaitement à ces intentions. Il faut plusieurs écoutes pour y trouver ses marques, mais on les trouve et alors, quelque chose, un je-ne-sais-quoi, surgit.

Quant à la dernière pièce, sa matière est encore plus brute : elle est composée essentiellement de bruitages, c’est celle qui, sans doute, renvoie le plus à IT au sens anglais de « ça », des choses qu’on désigne par un pronom impersonnel. Ce Ludus de morte regis (« Jeu sur la mort du roi ») mélange des bruits, assez triviaux, avec des passages véritablement chantés ou joués, le tout « machiné » par un peu d’électronique. Le résultat est inattendu, et, alternant, séquences bruitées et séquences plus proprement musicales, très représentatif du monde actuel dans lequel, finalement, l’univers sonore est profondément mélangé. Ce mélange était au reste déjà présent dans Dormo molto amore de Filidei, avec des « plocs », comme des gouttes d’eau qui tombent, au début et à la fin de la pièce.

Les Cris de Paris, dédicataire et même commanditaire de plusieurs des œuvres présentées, en livre une lecture profondément engagée. Rien ne semble arrêter cet ensemble, pas même les « bizarreries » (qu’on nous passe ce mot) exigée par le Ludus de Lanza, ni la recherche d’un son plus virulent, un peu vulgaire — au sens originel ce mot, vulgus — : au début de Perché de Stroppa, on croirait entendre un chœur de vénérable mamme et nonne du Sud de l’Italie ; Les Cris de Paris expriment à merveille la violence qui irrigue cette pièce, mais ne réussissent pas moins dans le méditatif, quasi fantômatique Dormo molto amore, ou encore dans les accès d’horreur de Let me bleed ponctuant l’écoulement inexorable — la pâleur du mourant et la terreur des regardants.

IT est assurément un disque étrange, presque un ovni (sauf qu’on ne conseille pas de faire voler le disque, en fait), où se côtoient des styles différents. Sans doute, on n’aimera pas également tout, on sera plus ou moins immédiatement séduit par telle ou telle pièce, par telle ou telle idée… Mais il faut certainement le connaître et s’y plonger, car ce disque stimulant nous rappelle que même que de l’horreur ou de la révolte peuvent jaillir la beauté ou la surprise.

INFORMATIONS

IT

Les Cris de Paris
Geoffroy Jourdain

2 CD, NoMadMusic, 2017.

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