par Loïc Chahine · publié mardi 14 mai 2019 · ¶¶¶¶
À l’heure de célébrer Léonard de Vinci, mort le 2 mai 1519, il y a juste cinq cents ans, ce bel objet conçu par Denis Raisin Dadre et Alpha met en musique celui qu’on connaît davantage pour sa peinture, ses dessins, ses inventions. Musicien lui-même, il « l’emporta sur tous les musiciens qui étaient accourus » lors de son arrivée à Milan, et fut, « en outre, le meilleur improvisateur de son temps ». S’il est permis de relativiser les éloges de Vasari, parfois plus hagiographe que biographe scrupuleux, il ne fait pas de doute que Léonard s’adonnât à la musique, et en particulier à la lira da braccio, instrument roi des improvisateurs, des « cantastorie qui chantaient des histoires épiques » en s’en accompagnant. De ce répertoire improvisé, bien sûr, il ne reste rien, ou à peu près. « Sœur malheureuse de la peinture, la musique s’évanouit tout de suite »… surtout quand on ne la note pas !
Denis Raisin Dadre a pourtant cherché à recréer l’environnement musical de Vinci. Louons d’abord la grande rigueur du projet : parti « à la recherche des musiques qui entraient en résonance avec les tableaux », le flûtiste et directeur artistique de Doulce Mémoire précise s’être donné « pour règle de refuser tout anachronisme » et précise : « J’entends par là que la musique de 1470 n’est pas du tout celle de 1519, pas plus que la musique du Requiem de Brahms n’est comparable à celle du Sacre du printemps de Stravinsky de 1913, bien que ces deux œuvres ne soient séparées que de quarante-cinq ans. » Si la comparaison peut paraître audacieuse, il ne faut pas sous-estimer les bouleversement que connaissait le monde de la musique et de la théorique musicale au Quattrocento. La tâche était d’autant plus ardue que la musique italienne de l’époque où Léonard crée (1470-1519) est parmi les plus mal connues, car les plus mal documentées, la péninsule étant alors globalement dominée par l’école franco-flamande, ici représentée, entre autres, par Josquin Despretz. Mais les Italiens ne sont pas oubliés, de Domenico Da Piacenza (qui s’éteint à peu près au moment où la carrière de Léonard commence) à Francesco Patavino (1478-1556).
Les pièces musicales sont donc articulées autour de dix tableaux, dans un parcours qui n’est pas tout à fait chronologique : L’Annonciation (1472-75), le Portrait de musicien (1490), La Belle Ferronnière (1490-1496), la Vierge à l’Enfant avec sainte Anne (1502-1513), la Vierge aux rochers (1505-1508 ?), le Baptême du Christ (1472-1475), La Joconde, le portrait de Ginevra Benci (vers 1476), celui d’Isabelle d’Este (vers 1500, dessin) et le Saint Jean Baptiste (1513-1516). Il y a quelque chose de touchant à imaginer, comme le raconte Denis Raisin Dadre, les membres de Doulce Mémoire enregistrant en ayant devant les yeux une reproduction du tableau auquel ils apportent un contrepoint sonore.
Tous ces tableaux sont reproduits dans le livre qui sert d’écrin au CD, avec maints détails qui devraient aussi bien ravir les amateurs d’art qu’émerveiller les mélomanes. Chaque tableau est par ailleurs commenté avec autant d’érudition que de sensibilité par Denis Raisin Dadre, ainsi que la musique qui lui correspond, et l’on apprend ainsi que le Portrait de musicien pourrait en fait représenter Josquin Desprez.
C’est au son de la fameuse lira avec laquelle Léonard improvisait que s’ouvre ce panorama, affirmant d’emblée une douceur et une intimité qui impliquent immédiatement l’auditeur. Côté instrumental — est-ce notre perception qui est influencée par les tableaux, est-ce le jeu des musiciens qui l’a été ? —, on trouve quelque chose du sfumato de Vinci dans le halo qui englobe sans brouiller, dans la douceur de la touche, laquelle entre bien en correspondance avec la délicatesse des visages du peintre. La basse danse Vénus exploite cette sfumatura et des cordes pincées oniriques pour créer une ambiance particulièrement confortable, et installer une joie progressive qui triomphe, deux pistes plus loin, dans la frottole Tante volte si si si, agréablement entraînante.
Les pièces polyphoniques affichent une remarquable lisibilité, à commencer par le superbe Planxit autem David de Josquin, tout en communion respectueuse (malheureusement entaché par un problème de grésillement à partir de la cinquième minute) ; les répétitions du verset « Ora pro nobis » dans Fortuna desperata / Sancte Petre de Heinrich Isaacs ont quelque chose d’aussi charmant qu’obsédant.
Les couplets des frottole qui illustrent le portrait d’Isabelle d’Este ne sont pas moins charmants ni entêtants, jusqu’à créer une espèce de transe qui parvient à faire oublier des paroles peu incarnées — c’est d’ailleurs la seule véritable que nous formulerons sur cet enregistrement, qui s’avère plus gênant dans le sonnet XVIII de Pétrarque chanté avec accompagnement de la lira : où est le texte ?
Néanmoins, l’enchantement est là. Rarement évocation à la croisée des arts aura été si aboutie.
INFORMATIONS
Ensemble Doulce Mémoire
Denis Raisin Dadre, dir.
78’05, Alpha Classics, 2019 (enregistré en 2018).
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