par Loïc Chahine · publié vendredi 3 novembre 2017 · ¶¶¶¶
La suite BWV 1025, point de départ de ce disque, reste assez mystérieuse. Conservée intégralement dans un manuscrit copié par Carl Philipp Emanuel Bach en 1749, elle s’y présente comme un trio pour violon et clavecin obligé. Mais la partie « de clavecin » existe aussi dans plusieurs sources en « version luth », au milieu d’œuvres de Silvius Leopold Weiss — mais sans partie de violon. Il pourrait s’agir, en fait, d’une œuvre de Johann Sebastian Bach d’après celle de Weiss : Bach aurait tout bonnement ajouté une partie de violon… D’après Jadran Duncumb et Johannes Pramsohler, cette théorie a toutefois un grave défaut : la faiblesse de l’œuvre pour luth sans la partie de violon. S’agirait-il alors d’une œuvre de Bach pour violon et clavier dont la partie de clavecin aurait été réécrite pour le luth ? Autre problème : bien des traits de l’écriture sont éloignés du style de Bach. Les deux musiciens forment alors l’hypothèse, loin d’être improbable, que l’œuvre a été composée conjointement par Bach et Weiss.
Après tout, les deux hommes se sont connus, puisque Weiss vint à Leipzig en 1739. Partant de la suite BWV 1025 présentée ici dans une originale version pour luth baroque et violon, le programme se poursuit avec des œuvres solos des deux hommes — une suite en la mineur pour luth seul de Weiss, et la deuxième Partita pour violon seul de Bach. « Une soirée dans la maison Bach pendant le séjour de Weiss pourrait tout à fait s’être déroulée comme dans notre enregistrement », écrivent les deux musiciens. Et pourquoi pas ?
Le résultat s’avère en tout cas tout à fait séduisant. Il faut un peu de temps pour habituer l’oreille au délicat équilibre entre le luth et le violon, ce dernier ayant largement tendance à attirer — ce qui n’est pas illégitime ici, puisque c’est à lui que reviennent les principales idées mélodiques. Toutefois, les moments où le luth a vraiment quelque chose à dire ne sont pas effacés, et les instruments, plus qu’ils se répondent, se complètent. Johannes Pramsohler et Jadran Duncumb mettent en valeur le délicat dialogisme, la bonne humeur de cette œuvre finalement légère, son raffinement de conversation. Ce que, par ailleurs, les deux musiciens partagent, c’est une virtuosité sans faille, une précision dans le jeu qui ne « savonne » jamais, et qui s’affirme dans les pièces solistes.
Jadran Duncumb montre ici qu’il un des luthistes (et théorbistes) à suivre. Dans la suite en la de Weiss, où on l’entend tout à loisir, il exhibe d’abord un jeu d’une grande netteté, mais aussi d’une grande intensité. On est bien loin du luth un peu endormi, mélancolique, lointain, potentiellement fade, et tout au contraire Jadran Duncumb s’exprime avec beaucoup de caractère. On est totalement envoûté dès la première minute de l’Allemande, menée de main de maître, exposant ses richesses avec autant de variété que de liberté, sans pour autant s’alanguir.
Pourquoi enregistrer encore une partita pour violon de Bach ? Ne sont-ce pas là des œuvres que l’on connaît déjà bien ? D’abord, il est toujours tentant pour un violoniste de fixer « sa » version. Dans ce que propose Johannes Pramsohler, on peut dire d’ailleurs qu’il y a quelque chose de neuf et d’éminemment personnel, et d’abord dans le choix des tempos, plutôt enlevés, et toujours très soutenus : rien ne s’affaisse. On n’avait sans doute rarement entendu l’immense Ciaccona finale s’achever en si peu de temps (un peu moins de onze minutes et demie), mais c’est que le violoniste ne ralentit pas. Cela avance inexorablement, « sans barguigner ». Bien des traits en ressortent : la tension, oui, mais aussi la saveur rythmique, souvent oubliée au profit de la beauté mélodique et contrapuntique. De fait, Johannes Pramsohler soigne particulièrement l’attaque du son (cascades de notes brillantes dans la Gigue) — sans jamais oublier de faire vivre les notes longues, sans jamais attaquer avec une force trop agressive non plus. Ce traitement réussit particulièrement, outre à la Ciaccona, à la Courante. Il en ressort une lecture étonnante, qui fait entendre les œuvres différemment, avec quelque chose de moins métaphysique, mais aussi de plus urgent, de plus impérieux.
Pour l’audace de ses choix, pour sa variété (les trois œuvres sont fort différentes), pour la fermeté de son assise technique, ce disque propose quelque chose d’original, de plaisant et de stimulant.
Bach / Weiss : Suite en la majeur, Rondeau
Weiss : Suite en la mineur, Allemande (Andante)
Bach : Partita en ré mineur, Corrente
INFORMATIONS
S. L. Weiss / J. S. Bach : Suite en la majeur pour violon et luth obligé BWV 1025.
Weiss : Suite en la mineur pour luth seul.
Bach : Partita en ré mineur pour violon seul.Johannes Pramsohler, violon1 CD, 77’32, Audax Records, 2017.
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