par Loïc Chahine · publié jeudi 1 janvier 2015 · ⁜
« Pour vaincre, il nous faut de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace », disait Danton le 2 septembre 1792, dans des circonstances, fort heureusement, bien différentes de celles qui nous occupent ici. Et de l’audace, Olga Pashchenko n’en manque pas. S’aventurer, pour un premier disque, à l’âge de vingt-cinq ans, dans la sonate op. 111 de Beethoven et dans les Variations sérieuses de Mendelssohn, n’est-ce pas de l’audace et encore de l’audace ? Y jouer deux pianoforte différents, l’un pour ces deux pièces, l’autre pour les Bagatelles op. 33 de Beethoven encore, et la sonate op. 61 dite « Élégie harmonique » de Dussek, n’est-ce pas toujours de l’audace ? La question, alors : Olga Pashchenko parvient-elle à vaincre ? Sans nul doute.
Et pourtant, on ne peut pas dire que le répertoire soit rare — si ce n’est l’Élégie harmonique, qui, quoiqu’elle ait déjà été enregistrée, n’est toutefois pas une pièce très connue —, ni même mal servi. Les dernières sonates de Beethoven font partie des pièces si aimées des pianistes qu’on en trouve même plusieurs versions sur instruments anciens — dont rien de moins que Paul Badura-Skoda, Alexei Lubimov et Ronald Brautigam. Les Variations sérieuses sont un peu moins fréquentées, mais Cyril Huvé avait déjà eu la bonne idée de les enregistrer sur un piano de Broadwood (1840).
Mais l’intérêt de ce récital est justement qu’il transcende l’instrument. Ce n’est pas simplement une nouvelle version sur pianos anciens, mais une nouvelle version tout court, et du plus haut niveau. Jusqu’ici, je n’étais guère satisfait des enregistrement historiquement informés de ces pièces, parce qu’à mon goût ils n’atteignaient pas les cimes où on les attend. Avec Olga Pashchenko, « la face du théâtre change », comme on dit, et nous voilà flanqués, enfin, d’une version de référence de ces deux œuvres que j’affectionne particulièrement, l’opus 111 et les Variations sérieuses.
Il ne faut pourtant pas négliger les pièces qui précèdent. Olga Pashchenko explique dans le livret la ligne directrice choisie pour son programme : explorer la transition progressive qui s’effectue entre le classicisme et le romantisme. De nombreux points de passages sont ainsi évoqué : l’Élégie harmonique de Dussek renvoie à Beethoven à au moins deux égards : d’abord par sa forme en deux mouvements alors qu’elle est intitulée “sonate”, comme l’opus 111 ; et puis aussi parce qu’elle est composée comme une pièce de deuil pour le prince Louis Ferdinand de Prusse, lui-même pianiste, que Beethoven estimait et à qui il avait dédié, en 1804, son Troisième Concerto pour piano et orchestre. De même, le choix des Bagatelles op. 33 est pensé. Comme la pianiste l’écrit elle-même, elles ont quelque chose de « la grâce classique la plus exquise et [d’] un geste presque baroque » et se rattachent à l’esthétique de la pièce de caractère, pratiquée quelques décennies plus tôt par Carl Philipp Emanuel Bach, qui est un peu le père inavoué du romantisme, que ce soit par ces pièces-là où par son goût pour le genre de la fantaisie, duquel on peut rapprocher l’Élégie harmonique et l’opus 111 de Beethoven. Quant aux Variations sérieuses, Mendelssohn les a composées pour les offrir à un album dont la vente était destinée à recueillir des fonds pour ériger une statue du « Maître de Bonn », et dans le même temps, la pièce, avec son thème en forme de choral, évoque aussi Johann Sebastian Bach, que Mendelssohn admirait beaucoup. Mais il ne faut pas oublier que Beethoven lui-même avec un goût prononcé pour les variations.
En somme, le programme est d’une construction plus qu’habile, les œuvres se répondent, se complètent et viennent nous rappeler que le romantisme, tout passionné de génie qu’il fût, n’a pas manqué de regarder en arrière et ses œuvres d’avoir, souvent, des précédents.
Pour servir ce programme, Olga Pashchenko a choisi, on l’a dit, deux instruments, lesquels sont à peu près contemporains des pièces qu’elle joue et ont chacun une certaine personnalité : pour l’Élégie harmonique (1806–7) et les Bagatelles (1802), un piano de 1812 fabriqué par Donat Schöfftos, le gendre du célèbre Anton Walter, au son encore ancré dans le siècle classique, un piano qui résonne beaucoup et “tinte” même un peu (sans excès), rappelant en cela les instruments du siècle précédent tout juste fini. Pour l’opus 111 (1821–22) et les Variations sérieuses (1841), un instrument un peu plus tardif, à la sonorité plus dense et plus ronde, un superbe Conrad Graf de 1826.
La pianiste tire des deux instruments une variété de couleurs et de nuances enchanteresse. Elle semble connaître l’un et l’autre à fond et savoir aussi bien jouer la carte de la puissance — jamais agressive — que celle de la douceur. Le phrasé est extrêmement soigné. De tout le disque émane un sentiment de très grande maîtrise des instruments mais aussi des œuvres joués.
Sa lecture des pièces est aussi passionnée qu’habile, mêlant inspiration (ou illusion d’inspiration fournie par le travail) et science de la dramaturgie. Le toucher est subtil et ferme, sans mollesse ni dureté. À aucun moment on n’a l’impression de quelque chose d’artificiel, de fabriqué, voire de trop intellectualisé, mais on n’a pas non plus le sentiment d’une interprétation irréfléchie qui n’aille nul part. On est bien, d’un bout à l’autre — sauf peut-être dans les Bagatelles, plus détendues — dans le romantisme sans guimauve mais aussi sans vain tapage.
Beethoven, Sonate op. 111, I, Maestoso — Allegro con brio ed appassionato
INFORMATIONS
Jan Ladislav Dussek : Sonate en fa dièse mineur, op. 61, Élégie harmonique sur la mort de S.A.R. le prince Louis Ferdinand de Prusse.
Ludwig van Beethoven : Bagatelles op. 33 ; Sonate no 32 en ut mineur op. 111.
Felix Mendelssohn : Variations sérieuses en ré mineur, op. 54.
Olga Pashchenko, pianoforte Donat Schöfftos 1812 et Conrad Graf 1826.
1 CD, 77’05, Fuga Libera (Outhere Music), 2012.
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