par Loïc Chahine · publié mercredi 12 aout 2015 · ¶¶¶¶
Parfois, on a des réactions surprenantes : par exemple, en abordant un disque, alors même qu’on sait qu’il va être bien, on en est comme étonné. Tel a été mon cas avec le nouvel opus d’Olga Pashchenko. Le premier m’avait fait une très forte impression, au point de s’élever en quelques écoutes au rang de référence, et ce sur des œuvres non seulement bien documentées (l’opus 111 de Beethoven, les Variations sérieuses de Mendelssohn), mais de plus difficiles, musicalement s’entend.
L’exploit est renouvelé avec Variations, consacré entièrement à Beethoven, mais proposant des œuvres moins courues. De fait, l’un des avantages des disques isolés, du programme opérant un choix restreint de quelques œuvres, par rapport à l’intégrale, est qu’il permet de mettre en lumière des pièces qui peuvent pâlir à côté de phares comme l’Appassionata ou la Waldstein — ou, si elles ne pâlissent pas, elles ont néanmoins du mal à s’imposer face à elles. C’est de telles œuvres qu’est fait le présent disque.
Le fil directeur est donc celui de la variation, genre (ou forme) abondamment pratiqué(e) à la fin du xviiie siècle. Il s’agissait généralement, pour un compositeur, de s’approprier un thème connu de l’époque afin d’en offrir aux amateurs un prolongement plus ou moins virtuose. La variation se présente d’emblée comme un genre plutôt sociable — et même intellectuellement sociable, puisqu’il s’agit certes de trouver son plaisir dans le ressassement d’une mélodie chérie, mais aussi d’en goûter les transformations, d’apprécier l’art de la composition qui gouverne tout entier au détriment, si l‘on peut dire, de l’invention strictement mélodique et harmonique, bref, il s’agit de goûter les figures.
On se doute que c’est à cette double sociabilité — avec le compositeur à qui l’on emprunte la mélodie variée et avec le public des amateurs — que le bât blesse Beethoven et la haute idée qu’il a de son propre mérite. Se souvient-on pas de sa réaction à l’idée de partager avec d’autres compositeurs les pages du futur volume des Variations Diabelli ? (Pour lesquelles on conseillera en passant et à titre de digression l’excellente version d’Andreas Staier.) Dans les pièces ici choisies, Beethoven ne varie pas le thème d’un autre compositeur que lui-même : c’est le cas des Quinze variations op. 35 composées en 1802 et parues en 1803, comme des Trente-deux variations sur un thème original WoO 80, parues en 1807. Le thème des premières n’est pas composé spécialement pour être varié : Beethoven l’a emprunté à son propre ballet Prométhée ; il ira ensuite rejoindre le Finale de la Troisième Symphonie, achevée en 1804, et les variations op. 35 serviront manifestement de matériaux de base pour sa composition : l’auditeur y reconnaît en effet tout le début, et une bonne partie de la suite… Quant aux Trente-deux variations WoO 80, elles ne laissent pas de ressembler à une sorte de passacaille version Beethoven. À l’appui de cette parenté, Beate Angelika Kraus, qui signe le texte de présentation du programme dans le livret du disque, remarque qu’une chaconne en sol majeur de Händel (HWV 442) fait l’objet d’une réédition en janvier 1808, et que cette réédition est dédiée à Beethoven. Bien que cette publication soit postérieure à la parution des Variations WoO 80 (avril 1807), on peut supposer, par la dédicace, que soit Beethoven les connaissait et avait incité l’éditeur à les rééditer, soit l’éditeur a saisi la ressemblance entre l’œuvre de Beethoven et celle de Händel — toutes proportions gardées — et a voulu en faire un écho.
Si le partage de l’affiche avec d’autres et le caractère volontiers “facilement accessible” de l’art de la variation n’étaient guère dans les préoccupations majeures de Beethoven, l’idée de ressasser un thème, en revanche, l’a vraisemblablement obsédé, puisqu’une bonne moitié des œuvres majeures composées après 1800 comporte, sous une forme ou une autre, des variations : il suffit de penser, pour les plus célèbres, au dernier mouvement de la Neuvième Symphonie, au mouvement lent de la sonate Appassionata, au dernier mouvement de l’opus 111. La Fantaisie op. 77 comporte elle aussi une série de variations qui domine sa deuxième partie ; elles viennent s’entremêler avec le motif initial, une sorte de fusée descendante qui viendra interrompre à plusieurs reprises le thème et variations et qui aura le dernier mot. Au demeurant, qui a dans l’oreille les fantaisies de Carl Philipp Emanuel percevra ici une parenté d’inspiration, en particulier dans le caractère extrêmement construit de la forme.
Si Beethoven a trouvé, si l’on peut dire, une voie propre dans le genre de la variation, il en va de même dans celui de la sonatine ; car c’est à la sonatine qu’il faut sans doute rattacher les deux sonates dites « faciles » de l’opus 49, chacune en deux mouvements, sans réel mouvement lent. Le but de telles œuvres était généralement de permettre aux amateurs de se divertir dans un genre proche du “grand genre” que représentait la sonate, mais avec des exigences musicales et techniques moindres. Pour autant, les deux « Sonates faciles » sont bel et bien du Beethoven par leur inventivité et l’habileté dont le compositeur fait preuve dans l’emploi de moyens modestes et accessibles.
Il faut dire que sous les doigts d’Olga Pashchenko et sur les touches du piano de Christopher Clarke d’après un original de Fritz (Vienne, vers 1818), on est loin de toute forme de niaiserie gentillette à laquelle le mot de sonatine pourrait faire penser. Olga Pashchenko sait qu’elle joue du Beethoven et évite donc de jouer sage en développant en particulier un toucher que l’on a envie de dire à fleur de peau, d’une grande richesse, un phrasé d’une rare intensité — caractères qui magnifient la légèreté de l’instrument. Ç’a l’air cucu dit comme ça, mais on sent derrière chaque note ou chaque trait une respiration, un souffle.
De souffle, les grandes pages comme les Variations WoO 80 ou la Fantaisie op. 77 n’en manquent pas. Olga Pashchenko nous rappelle les qualités que l’on remarquait déjà dans Transitions : elle maîtrise la force et la douceur, donne l’impression d’une spontanéité dans les enchaînements qui, en réalité, est certainement soigneusement calculée. Elle connaît l’instrument qu’elle joue et utilise la diversité des couleurs — selon les registres, les pédales — pour créer des effets très réussis, comme les graves mystérieux, inquiétant, comme une menace qui s’ourdit, dans certaines des Variations WoO 80. L’amplitude des dynamiques est impressionnante — une caractéristique qui manque souvent aux enregistrements sur pianos anciens, où l’on a parfois l’impression que les interprètes veulent ménager leur instrument, ce qui n’était certainement pas le cas de Beethoven — tout comme l’est, je l’ai déjà évoqué, la qualité exceptionnelle — je pèse le mot — du phrasé.
Dès la première écoute, je suis resté en arrêt et je me suis dit « voilà encore un disque qui sera trop vite fini ». On a pu dire à propos du premier récital d’Olga Pashchenko « coup d’essai, coup de maître », et on serait tenté ici de dire « ce n’est que la confirmation » d’un talent ; ce n’est pas que la confirmation, c’est la confirmation éclatante, c’est un grand disque, il n’y a pas d’autre mot.
32 variations WoO 80.
INFORMATIONS
32 variations sur un thème original en ut mineur, WoO 80.
Variations ‘Prométhée’ op. 35.
Fantaisie, op. 77.
Deux “Sonates faciles” op. 49.
Olga Pashchenko, pianoforte de Christopher Clarke d'après Fritz (Vienne, vers 1818)./
Enregistré en 2014.
1 CD, 61’48, Alpha (Outhere Music).
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