par Loïc Chahine · publié vendredi 4 janvier 2019
La claveciniste Blandine Verlet est morte dans les derniers jours de l’année 2018. Les jalons biographiques sont connus : née en 1942 (la même année que Daniel Barenboïm), elle était la fille de Pierre Verlet, qui fut conservateur en chef de Objets d'art du musée du Louvre à deux reprises, spécialiste renommé du mobilier et des arts décoratifs français. Élève, dit-on, de Marcelle de Lacour qu’elle avait entendue petite fille et qui lui fit découvrir l’instrument, elle n’en retint que « de très beaux yeux bleus, voilà », préférant l’enseignement de Ruggero Gerlin (1899–1983), « grand professeur, très très grand claveciniste », ancien élève de Wanda Landowska. Elle voyagea aussi aux États-Unis pour recevoir l’enseignement de Ralph Kirkpatrick à l’Université de Yale, mais en fut plutôt déçue, et dira qu’elle a beaucoup appris seule… et avec Bach.
Restent les disques, qui témoignent d’une personnalité musicale exceptionnelle, et si certaines références sont introuvables (ou difficilement trouvables), les plates-formes numériques permettent l’accès à bien des essentiels.
D’abord, peu de musique de chambre et d’ensemble. Il y eut bien, au début, le concerto à deux clavecin bwv 1062 de Bach avec son professeur Ruggero Gerlin et le Collegium Musicum de Paris (c’était en 1963), et le concerto à quatre clavecins sous la direction de Raymond Leppard (1978) ; il y eut aussi Water Music de Händel avec la Grande Écurie et la Chambre du Roy sous la direction de Jean-Claude (CBS, 1972) ; il y eut surtout les sonates « de jeunesse pour clavier et violon » avec Gérard Poulet (Philips, 1975). Par ailleurs, c’est elle qui attira l’attention de Michel Bernstein (créateur des labels Valois, Astrée et Arcana) sur Jordi Savall, avec qui elle n’enregistra qu’un disque, une sélection de pièces de flûte de Michel de La Barre où, aux côtés du violiste catalan et du luthiste Hopkinson Smith, elle jouait le continuo pour l’oubliable Stephen Preston.
Beaucoup de répertoire soliste, concentré sur quelques compositeurs choisis : les deux Couperin, François et Louis, dont elle a enregistré des intégrales notables pour Astrée, et aussi Rameau (jamais repris en CD à notre connaissance), Louis Marchand (1990) et Élisabeth Jacquet de la Guerre (1998). Avant l’époque Astrée, elle faisait connaître aussi Duphly et Balbastre (Musiques pour les Princesses de France, Philips, 1972). Un peu de Scarlatti, à deux reprises, et un soupçon de Soler ; un peu de Frescobaldi aussi. Froberger par trois fois : un vinyle non repris en CD (1976), et deux CD à chérir (Astrée, 1986 et 2000). Les grandes suites pour clavecin de Händel.
Et Bach, du grand Bach, dont d’abord, pour Philips (1973) d’inquiètes et sombres toccatas bwv 910 à 915, le prélude en la mineur bwv 922 et la Fantaisie chromatique bwv 903, et une deuxième livraison, étonnamment sage, de Fantaisies, Toccatas & Fugues (Astrée, 1995). Les Inventions à deux voix et Sinfonie à trois voix, les Suites françaises, la Clavier-Übung II et les Partitas (deux fois). On retient plus particulièrement les deux livres du Clavier bien tempéré qui auront rarement paru si humains, si vivants, si accessibles. (Écoutez comme le thème de la fugue en mi mineur du second livre semble amuser la claveciniste !)
Enfin, des Variations Goldberg (Astrée, 1993) d’une fraîcheur et d’un souffle épatant. Les sélectionnant pour la collection « Les Indispensables » de Diapason, Gaetan Naulleau loue « la capacité d’émerveillement de Verlet, dont l'œil amusé semble découvrir en tournant la page les nouvelles variations s’offrant à son imagination. » Émerveillement, amusement, imagination : trois mots-clefs.
Blandine Verlet, aux dires de tous les témoins, avait son caractère, bien trempé. « Sauvage » d’après Jean Rondeau, qui fut l’un de ses élèves, d’une « nature farouche » selon le producteur Michel Bernstein, au langage parfois peu châtié, comme le rappelait Renaud Machart, elle ne refusait pas de dire ce qu’elle pensait, quitte à déplaire. Si elle reconnaissait son apport, elle se refusait à « déifier » Gustav Leonhardt, avouant trouver son jeu « arrogant ». Et tout cela de sa petite voix entrecoupée de silences… comme si, au-delà des convenances, la vérité devait être énoncée — ou jouée, car ce souci d’une vérité fulgurante mais toujours humaine, quoique pas toujours séductrice, transparaît dans ses disques.
Le jeu de Blandine Verlet était sans doute aux antipodes de celui de Leonhardt. « Quand on joue, on ne pense pas, on a pensé », disait le Néerlandais ; en écoutant Blandine Verlet, on a tout au contraire l’impression que les choses sont en train de se faire, que ce soit chez Couperin ou chez Bach. C’est en particulier son rubato assez ample, relativement inhabituel dans ce répertoire et ses tempos volontiers inattendus qui donnent à ses enregistrements, aujourd’hui encore, leur grande liberté de ton. Écoutons ses Barricades mystérieuses de Couperin (Sixième Ordre), qui étonnèrent à cet égard, ou ses Lis naissants (Treizième Ordre).
Écoutons aussi cette apothéose du baroque, dans le deuxième disque que Blandine Verlet a consacré à Froberger, l’intranquillité (autre caractère qui lui va bien), écoutons la Lamentation « sur ce que j'ay été volé et se joüe à la discretion et encore mieux que les soldats m'ont traité ». Le choix d’un tempérament particulièrement vert rend certains intervalles presque impossibles, et les la bémol créent une instabilité si forte qu’elle en devient presque insoutenable. Ces la bémols « jettent la frayeur aussi bien que la surprise dans l’esprit de l’auditeur qui croit que tout le concert va tomber dans une dissonance épouvantable », avant que la suite ne le rassure ; alors, « chacun est surpris de voir l’harmonie comme renaître de la dissonance même et tirer sa plus grande beauté de ces irrégularités qui semblaient aller à la détruire1. » L’art de Blandine Verlet est là, dans ces irrégularités, ces meurtrissures inattendues et ce retour de la grâce.
1. Raguenet, Parallèle des Italiens et des Français en ce qui regarde la musique et les opéras, 1702. ↑
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