Le gosse de la pub IKEA, mon héros

par Félin Sceptique · publié lundi 13 février 2017

Vous l’avez probablement déjà vue, cette publicité. Elle commence avec un père qui récupère son fils. Il lui demande comment ça s’est passé avec sa mère et ce qu’elle lui a fait à manger. Réponse : « Des coquillettes...
— Tous les soirs ? » demande le père, incrédule. Et le fils d’acquiescer, la mine abattue. Le père prend donc tous ses beaux ustensiles ikea pour préparer de bons petits plats à son fils.

Séquence suivante, le même gamin, avec sa mère cette fois. Et le petit malin prétend n’avoir mangé chez son père, que des coquillettes, « tous les soirs ?! ». Et alors que la mère se jette sur ses beaux ustensiles de la même marque, le môme se cache derrière une BD, un sourire machiavélique aux lèvres. Ouais, je l’adore ce gosse : il a trouvé le moyen de profiter du fait que ses parents ne se parlent pas. Sauf que dans bien des cas, quand les parents séparés ne se parlent pas, ça ne donne pas ça.

Dans la vraie vie, le garçon de la pub ikea pourrait s’appeler Jordan, avoir 11 ans et se tenir dans l’encadrement de la porte de mon bureau, au greffe du juge des enfants. Il est avec sa mère qui m’explique :
« Bonjour, je suis madame Chinchose1, la mère de Jordan. On a rendez-vous à onze heures. »
Oui, ne me demandez pas pourquoi les gens confondent toujours rendez-vous et convocation. Un genre d’euphémisme... Bref.

« Le juge des enfants est déjà en audience. Je vous laisse patienter, il vous appellera. »

La mère et le fils s’apprêtent à s’éloigner vers les inconfortables sièges du couloir quand j’ajoute :
— Le papa n’est pas là ?
— Pfff ! lui ? Il en a rien à foutre de son gamin ! »

Oui, ça me revient. La famille Chinchose, c’est un divorce ultra-conflictuel. Et c’est l’avocate de la mère qui a saisi le juge des enfants, parce que le juge aux affaires familiales ne statuait pas assez vite à son goût sur le droit de garde.

Le fils se ratatine sur lui-même, gêné ? Un peu. Triste ? Certainement. Quant à moi, je bloque ma respiration, compte mentalement jusqu’à trois et expire lentement. Ça m’aide à rester calme.
« Il vous a dit qu’il ne viendrait pas ?
— bah non, on se parle pas ! »
J’adresse un petit sourire au gamin. Avec des parents dotés d’une telle communication, il ne doit pas se marrer tous les jours… J’ajoute un « Je vous laisse attendre... » Je veux qu’elle sorte de mon champ de vision avant que mon calme s’envole.

Quelques instants plus tard, mon téléphone sonne. « Bonjour Madame. Je suis Monsieur Chinchose, le père de Jordan. J’avais rendez-vous à onze heures avec le juge, mais là je suis sur la route. Il y a un accident, je vais pas être à l’heure. » Je regarde l’heure : 10h58. Ouais, ça me paraît tendu. D’un autre côté, le magistrat vient juste de prendre le dossier précédent, donc niveau retard, il a de la concurrence. « Vous pensez être là d’ici combien de temps ?
— Je ne sais pas trop. Vers 11h15, je pense.
— D’accord, faites au mieux et je préviens le juge que vous aurez du retard. Je pense que dans tous les cas, il vous recevra.
— Ah super. Merci beaucoup, Madame. »

Finalement, il arrive à 11h25. Le fils est dans le bureau du juge depuis quelques minutes. Il veut l’entendre sans les parents, dans un premier temps. En guise d’accueil, la mère lance un : « tsss, même pas foutu d’être à l’heure, le “super papa” ! » Je sors de mon bureau avant que ça ait le temps de dégénérer et arrive à me placer entre les deux parents. « Vous êtes Monsieur Chinchose ?
— Oui, désolé pour le retard.
— Le juge est en train d’entendre votre fils, seul. Puis il vous entendra vous, avec Madame. Je vous laisse patienter. »
Je désigne les sièges les plus éloignés de la mère. Je leur lance à chacun mon regard « je-vous-surveille-et-je-peux-cafter-au-juge » et retourne dans mon bureau, porte grande ouverte.

La porte du bureau du juge s’ouvre, Jordan sort. Il se précipite vers son père, qui l’enlace. La mère, elle, a l’air tout à fait pressée de rentrer dans le bureau du magistrat. À peine la porte fermée, Papa et Maman Chinchose nous font preuve de leur exceptionnel sens de la communication et en font profiter une bonne partie de l’étage. Je me demande même si je ne vais pas devoir intervenir et appeler la sécurité. Puis j’entends la voix autoritaire du magistrat et le ton baisse.

J’ai des copies à faire. Je passe devant le petit Jordan. Il regarde le mur en face. Il s’ennuie. Et puis, il a l’air malheureux comme les pierres. Il se tourne vers moi, et je lui adresse le même petit sourire qu’une demi-heure plus tôt. Je poursuis mon chemin, mais je pense à ce gamin.

Ah ! Si seulement il pouvait avoir un petit sourire taquin, comme le gosse de la pub ikea. Parce qu’ils ont beaucoup en commun. Le gosse de la pub, comme Jordan, a des parents qui ne se parlent plus ; qui, depuis leur séparation, ne prennent même pas deux minutes pour discuter de leur enfant, de ce qu’il mange, de se poser, mutuellement la question « c’est vrai qu’il a mangé des coquillettes tous les soirs ? » Il a des parents qui ont tellement peu d’estime l’un de l’autre qu’ils sont prêts à le croire, sans questionner, malgré leur incrédulité. Parce que dans le fond, ils veulent le croire, comme ça, chacun peut montrer à quel point il est un meilleur parent que l’autre, à quel point, il est meilleur que l’autre tout court. Ils sont finalement trop obnubilés par leur conflit, alimenté par leur manque de communication, pour voir l’effet de celui-ci sur leur enfant. Sauf que le gosse de la pub, il en joue, alors que Jordan, il en souffre.

Note

1. Il s’agit d’un nom imaginaire.

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