par Wissâm Feuillet · publié mercredi 8 février 2017
La presse nous a appris la mort de Tzvetan Todorov survenue ce 7 février 2017. Les grands quotidiens français — Le Monde, Libération, Le Figaro… — se sont fendus de quelques paragraphes en l’honneur d’un « intellectuel », paragraphes visant avant tout à informer plus qu’à rendre hommage : il était « polyvalent », d’origine bulgare, il a entre autres écrit sur le totalitarisme, il est mort d’une maladie dégénérative…
Nous qui n’avons pas l’ambition de tenir une rubrique nécrologique en règle, avec biographie et éloge funèbre intégrés (sans supplément), nous retiendrons de cet homme deux symboles qui synthétisent, d’après nous, ce que l’on devrait retenir de lui. Il n’y a là rien que de très personnel et subjectif.
Ce premier symbole, c’est le structuralisme — ou plutôt sa mort : Todorov — bien que Genette soit encore de ce monde — emporte dans la tombe les derniers vestiges de cette école de pensée qui a pendant longtemps fait la loi dans les études littéraires en présidant à l’analyse des textes, tant dans les classes préparatoires qu’à l’université et aux concours. Passion des structures, rejet du biographisme, de la contextualisation, narratologie à outrance… Autrement dit, volonté de transmuter la littérature en pure science, dans l’esprit d’une rivalité idiote avec les sciences dures. Résultat des courses : une abondance d’outils plus néfastes qu’utiles qui a lentement tué la vie des textes et qui fait qu’encore aujourd’hui, il est de bon ton, au collège, d’enseigner le « schéma narratif » et son cousin le « schéma actanciel », ou leur lointaine cousine la « situation d’énonciation ». Or, si Todorov n’a pas été l’architecte de cette mascarade, il a su apporter sa pierre à l’édifice en cofondant la revue Poétique avec Genette.
Mais le deuxième symbole nous semble bien plus fort et résume tout le génie et la subtilité de cet homme qui, bien plus qu’un structuraliste aveuglé, fut un grand amoureux de la littérature et de ce qu’elle a d’humain, de vivant, de charnel. En ce sens, Todorov est resté profondément attaché à la chair des textes. Ce Todorov-là est l’homme d’un opuscule que tout ami des textes doit avoir lu : La Littérature en péril (2007). Ce petit livre jaune que l’on pourrait facilement juger simple et sans ambition passerait bien pour son testament, le cri d’un homme en révolte contre une idée nouvelle de la littérature (industrielle, solipsiste…), mais surtout d’un intellectuel qui pointe du doigt les erreurs de sa génération, d’un dérapage violent des études littéraires du sens vers la pure forme, de la substance à la sécheresse, voire à l’assèchement. Sa parole, bien des professeurs de lettres d’aujourd’hui devraient s’y référer et la faire résonner longtemps, car si les heures sombres du structuralisme peuvent paraître derrière nous, celles du pédagogisme sont là devant nous et, à leur façon, nous privent aussi de l’accès au sens :
Si je me demande aujourd’hui pourquoi j’aime la littérature, la réponse qui me vient spontanément à l’esprit est : parce qu’elle m’aide à vivre. […] Plus dense, plus éloquente que la vie quotidienne mais non radicalement différente, la littérature élargit notre univers, nous incite à imaginer d’autres manières de le concevoir et de l’organiser. Nous sommes tous faits de ce que nous donnent les autres être humains : nos parents d’abord, ceux qui nous entourent ensuite ; la littérature ouvre à l’infini cette possibilité d’interaction avec les autres et nous enrichit donc infiniment. Elle nous procure des sensations irremplaçables qui font que le monde réel devient plus chargé de sens et plus beau. Loin d’être un simple agrément, une distraction réservée aux personnes éduquées, elle permet à chacun de mieux répondre à sa vocation d’être humain.
Plus loin, à propos de l’enseignement des Lettres :
À l’école on n’apprend pas de quoi parlent les œuvres mais de quoi parlent les critiques. […] Les structuralistes l’emportent aujourd’hui à l’école […] et l’on fait preuve d’un certain manque d’humilité en enseignant nos propres théories autour des œuvres plutôt que les œuvres elles-mêmes. Nous – spécialistes, critiques littéraires, professeurs – ne sommes, la plupart du temps, que des nains juchés sur les épaules des géants.
Ou encore :
Non seulement on étudie mal le sens d’un texte si l’on s’en tient à une stricte approche interne, alors que les œuvres existent toujours au sein d’un contexte et en dialogue avec lui ; non seulement les moyens ne doivent pas devenir fin, ni la technique, nous faire oublier l’objectif de l’exercice. Il faut aussi s’interroger sur la finalité ultime des œuvres que nous jugeons dignes d’être étudiées.
Ces pages sont précieuses pour qui cherche à comprendre les enjeux de la littérature contemporaine, le délaissement de la voie littéraire, l’incapacité des élèves à réfléchir à partir des textes, ou tout simplement pour qui cherche réponse à l’impérieuse question : « Pourquoi lis-je ? ».
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