par Félin Sceptique · publié dimanche 22 novembre 2015
L’état d’urgence a été créé par la loi du 3 avril 1955, relatif [sic] à l’état d’urgence. Elle a été votée sur proposition du gouvernement Faure en réaction aux événements en Algérie. Il est souvent présenté comme moins contraignant que l’état de siège mais ne l’est pas. Il est vrai que l’état de siège permet le transfert de pouvoir à l’autorité militaire, contrairement à l’état d’urgence qui est purement civil. Mais ce dernier met en place un arsenal de mesures très diverses et attentatoires aux libertés.
L’état d’urgence se décrète en conseil des ministres « soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique. » Oui déjà, cet article 1er de la loi du 3 avril 1955 ne transpire pas la précision ! L’article 2 dispose que le décret déclarant l’état d’urgence précise le territoire sur lequel il s’applique. Il encadre aussi son application dans le temps : au delà de 12 jours, seule la loi peut le proroger. (Je dis bien “proroger” et non “prolonger” : c’est le terme exact. La prorogation, c’est l’idée de faire repartir un nouveau délai, alors que la prolongation allonge le délai initial. Or, on ne prolonge quasi jamais en droit car les délais sont fixés à l’avance, et on ne peut les allonger. Il faut en faire de nouveaux. Donc proroger.)
Comment ça marche ? Un décret est pris en conseil des ministres. Ce décret vise la loi du 3 avril 1955, précise le territoire sur lequel il s’applique, mais aussi les mesures qui entrent en vigueur : la loi de 1955 prévoit un certain nombre de mesures, et le gouvernement choisit parmi ces mesures celles qu’il veut voir appliquer et sur quelle portion de territoire. L’état d’urgence, c’est un peu à la carte. C’est la première particularité de ce texte.
Par exemple, ce 13 novembre, deux décrets [un et deux] ont été pris. Les dispositions concernant les perquisitions et le couvre-feu s’appliquent sur tout le territoire, alors que les articles sur l’assignation à résidence, la remise des armes et la fermeture de certains lieux s’appliquent uniquement en Île-de-France. Certaines dispositions, comme celle permettant le contrôle par le ministre de l’Intérieur de la presse, n’ont pas été appliquées.
Autre particularité : l’état d’urgence est une loi. Je m’explique. Des régimes spéciaux qui s’appliquent en cas de crise, il y en a d’autres, mais ils sont prévus dans la Constitution : l’état de siège à l’article 36 et les pleins pouvoirs à l’article 16. L’état d’urgence, lui, n’est prévu que par une simple loi. Et quoi qu’en dise le Conseil d’Etat1 ou le Conseil Constitutionnel2, la loi du 3 avril 1955 pose un problème de hiérarchie des normes.
Les différentes normes peuvent être placées dans une pyramide selon leur valeur. Ce qui nous donne : Constitution > textes internationaux3 > loi > décret > arrêté. Le principe de légalité exige que la norme inférieure soit toujours conforme à la norme supérieure. Autrement dit, une loi ne peut pas contredire la Constitution. L’état d’urgence est institué par une loi. Il déroge à grand nombre de libertés fondamentales ayant valeur constitutionnelle : droit à la vie privée, liberté de la presse, liberté d’aller et venir, liberté de réunion... Bref, certaines des libertés les plus essentielles. Donc la loi sur l’état d’urgence, en contredisant les dispositions à valeur constitutionnelle portant protection des droits fondamentaux heurte de plein fouet la hiérarchie des normes.
À cela, le Conseil constitutionnel rétorque que conformément à l’article 34 de la Constitution, « la loi fixe les règles concernant : les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques ; la liberté, le pluralisme et l’indépendance des médias ; les sujétions imposées par la Défense nationale aux citoyens en leur personne et en leurs biens ». Cependant, la loi sur l’état d’urgence ne pose pour ainsi dire aucune réelle garantie pour l’exercice des libertés publiques, mais se contente d’en poser les limites.
Le seul contrôle prévu est fait par une autorité administrative (une commission consultative composée de délégués départementaux). Or, aux termes de l’article 66 de la Constitution, la gardienne de la liberté individuelle est l’autorité judiciaire, et non l’autorité administrative, séparation des pouvoirs oblige. Aussi, prévoir un régime dérogeant aux principales libertés, par une simple loi, sans contrôle extérieur à l’exécutif, c’est assez peu républicain. Je dois rappeler ici l’article 16 de Déclaration Des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 : « Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n’est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ».
Je pense que comme les autres régimes spéciaux, l’état d’urgence devrait être prévue par la Constitution et non par une loi. Ou tout bonnement supprimé. Ce n’est pas le choix qu’a fait le gouvernement, qui a décidé de réformer la loi de 1955 dans la même loi que celle prorogeant l’état d’urgence. Explications.
La « loi du 20 novembre 2015 prorogeant l’application de la loi no 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence et renforçant l’efficacité de ses dispositions » est un peu un OVNI. Comme vous l’aurez certainement compris en lisant son magnifique intitulé, cette loi est une formule 2 en 1. Elle proroge l’état d’urgence au-delà des 12 jours conformément au texte de 1955, et en même temps elle réforme cette loi de 1955. Une loi d’application qui réforme... moui... ça a le mérite de l’originalité !
Si une réforme de ce dernier texte est effectivement nécessaire, je trouve très inopportun d’avoir tout fait dans la même loi. Cela contraignait les parlementaires à voter la réforme et donc à l’accepter, s’ils voulaient proroger l’état d’urgence au delà des 12 jours. La procédure d’urgence, utilisée pour la prorogation au delà de douze jours des effets de l’état d’urgence, me paraît inadaptée pour un texte aussi important quant à nos droits et libertés.
Ensuite, j’ai lu dans la presse que le premier ministre avait demandé que le Conseil Constitutionnel ne soit pas saisi. Je trouve cela choquant. On réforme un texte vieux, très attentatoire aux libertés. Il apparaît indispensable qu’il soit le plus contrôlé possible. D’autant que ce nouveau texte, s’il apporte quelques garanties supplémentaires sur certains points, est plus répressif sur d’autres. Je crois qu’il ne faut pas craindre le contrôle et la sanction du juge car ils permettent d’améliorer la loi et de faire progresser l’État de droit. Je pense qu’il aurait fallu se laisser le temps pour une réforme d’envergure. Cela aurait évité de laisser grand nombre d’imprécisions quant aux modalités d’application des mesures prévues par cette loi et d’apporter un plus grand nombre de garanties pour les droits et libertés.
Suite : Les mesures prévues, les libertés opprimées.
1. Conseil d’Etat, ORD., 21 novembre 2005, B., requête numéro 287217. ↑
2. Conseil constitutionnel, décision n° 85-187 DC du 25 janvier 1985, Loi relative à l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie et dépendances. ↑
3. Il existe un débat pour savoir si les traités internationaux sont infra ou supra constitutionnels. Les théoriciens du droit conservent la Constitution comme norme suprême, même si les faits tendent à démontrer le contraire. En effet, lorsqu’un traité international est contraire à la Constitution, pour pouvoir le ratifier, c’est la seconde qui est modifiée, notamment concernant les traités européens, pour la rendre conforme au traité ↑
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