Cimetières

par Maëlle Levacher · publié lundi 2 novembre 2015

Dans le premier des deux cimetières, civil et militaire, qui enclavaient mon lycée, une tombe en particulier me plaisait. Elle présentait un ange stylisé, mélancolique, qui semblait une pièce originale, sculptée par un artiste – par le défunt ? – et qui rompait avec l’uniformité des monuments formatés par le commerce des pompes funèbres.

Voilà vingt ans que je ne m’étais plus tout bonnement promenée dans un tel lieu. En cette belle journée de printemps ensoleillée, je déambule dans un cimetière de Lille, et il s’impose à moi que je m’y sens à ma place. Ici, les choses paraissent dans leurs justes proportions : la mort est partout, elle uniformise tout, y compris les discours gravés dans le marbre. En somme, c’est ici que la réalité est le moins altérée par différentes formes d’illusions, puisque notre existence est finitude, médiocrité et insuffisance de toute tentative d’expression. L’avertissement Memento mori, c’est dans mon tempérament, prend la forme d’un examen de conscience quotidien : « Que fais-tu de ta vie, maintenant, chaque jour, tandis que tu la sais devoir être si brève ? ». Lors de cette promenade pourtant, l’urgente question ne se pose pas. J’ignore pourquoi elle ne se pose pas, mais je remarque que j’en éprouve un sentiment de répit. Donc, je suis à ma place, je me promène.

Ayant les mêmes obligations, les cimetières ont des caractéristiques communes. Pourtant ils ne se ressemblent pas, même au sein d’une agglomération (lilloise en l’occurrence) : pas un arbre à Canteleu et Ronchin, notable variété d’ambiances paysagères à l’Est, notable variété de catégories identitaires des défunts au Sud. Mais partout, je suis frappée par l’absence presque complète d’expressions verbales singulières. Les inscriptions figurant sur les stèles et les plaques gravées sont soit strictement informatives (données civiles), soit stéréotypées (« Quand tes yeux se sont fermés, les nôtres n’ont cessé de pleurer », « Que ton repos soit doux comme ton cœur fut bon », « Gentil papillon... »). Dans les catalogues des pompes funèbres, ces messages convenus sont présentés comme des éléments de personnalisation ; les clients du commerce funéraire sont nombreux à se satisfaire de cette confusion entre acheter une phrase et s’exprimer. À défaut de produire son propre message, pourquoi ne pas au moins s’approprier quelque citation d’auteur pour donner à sa stèle une certaine énergie ? « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn. » Vlan. Ça en jette, Hugo ; par temps couvert le promeneur n’en mène pas large. L’honnêteté me pousse à admettre que j’ai bien observé quelques citations, généralement des emprunts à Jean-Jacques Goldman (« Quoique je fasse, où que je sois, rien ne s’efface, je pense à toi »).

Pourquoi si peu de mots traduisant de façon authentique la relation que l’on a eue avec le défunt ? Il y a certainement la douleur « muette », et la retenue pudique, l’exigence de vérité qui ne peut s’accommoder de quelques pauvres mots insuffisants et traîtres à la réalité du vécu commun. Élément d’un autre ordre : faire graver un message original est plus onéreux que d’acheter un message type. Peut-être aussi la dimension collective de l’accompagnement du mort entrave-t-elle l’expression personnelle. Les conflits larvés et les non-dits qui régissent les relations des membres de la famille, souvent à leur insu, doivent gêner le discours des individus, et les pousser à se retrancher derrière ces slogans insignifiants.

Les gens démunis en termes de langage recourent à d’autres formes d’expression. Il y a la manière de fleurir la tombe, mais aussi la manière de la couvrir d’objets, de bibelots parfois étonnement hétéroclites. Parfois absurdement disparates. Et si laids souvent, il faut le dire. Je ne m’aventurerai pas à exposer ce qu’est le bon goût ; pour ce qui est du mauvais, je prétends m’exprimer. J’ai sans doute un cœur de pierre, mais je désapprouve certain manque de rigueur : sur un strict plan culturel, la rencontre entre la Vierge Marie, les Schtroumpfs, les nains de jardins, le Père Noël et les grenouilles en salopette colorée n’est attendue qu’à Saint-Sauveur1, car alors c’est de l’Art. Mais modérons-nous, interrogeons le fait ; il n’est peut-être pas si condamnable. Sur la tombe d’un homme mort âgé, des bibelots pailletés de Noël : authentique goût de carnavaleux, ou permission donnée aux petits-enfants de faire ces cadeaux naïfs à leur grand-père ?

Les sépultures d’enfants sont très exposées à ce risque de bric-à-brac. On en voit peu de dignes. Ce n’est pas la personne que fût devenu cet enfant qui est enterrée là, mais le rêve de ses parents Monument sur colonnes orné de colombes, de fleurs et de lierre mélancolique aux couleurs tendres, hommage à l’idéale pureté... Ou tas de joujoux grotesques, vulgaires et bariolés... On aime comme on peut, dans le fantasme ou la trivialité. Ces lieux nous en apprennent plus sur les survivants que sur les morts. Pour en finir avec la question des ornements qui choquent l’œil et le bon sens, j’ajouterais qu’il serait d’autant plus salutaire de limiter l’expression du mauvais goût que le plastique de ses oripeaux durera bien plus longtemps que nos corps biodégradables (ce qui confirme, soit dit en passant, le potentiel de ces objets en tant qu’œuvres d’Art).

Les fautes de goût ont cependant le mérite de rendre la balade divertissante et moins uniforme. Il en va de même des décalages humoristiques : des Christ cul-de-jatte, sans bras, sans mains – le Romain doit y avoir enfoncé les clous un peu trop de biais, dans un geste dénué de précision chirurgicale –, ou encore de traviole comme portés par l’impulsion oblique de Superman. Le Christ au PV, aussi : le cimetière de Ronchin, étendu sur une vaste surface plane et nue, agrémente le strict alignement des sépultures de papillons administratifs déclarant l’échéance des concessions. Au cimetière de l’Est on ne voit que quelques rares petits cartons. Si vous voulez mon avis, c’est beaucoup plus propre.

On a parlé d’esthétique, parlons un peu de logique. La fauvette est partout invoquée, partout on la prie de vouloir bien chanter pour le défunt, mais jamais on ne lui voit la même apparence. Supposera-t-on que la fauvette chante agréablement ? Flaubert écrivait dans sa jeunesse : « Je ne suis pas le rossignol, mais la fauvette au cri aigre qui se cache au fond des bois pour n’être entendue que d’elle-même2. » La fauvette ayant l’apparence modeste relative à ses capacités de chanteuse, il est proposé au client des pompes funèbres de la déguiser en un oiseau plus brillant. Souvent elle est en chardonneret, parfois en rouge-gorge, plus rarement en mésange bleue, et on la voit même en rouge-queue à front blanc. Mais jamais en fauvette3. Couplée à la répétition stéréotypée du message (« Fauvette, si tu voles près de cette tombe, chante-lui ta plus douce chanson »), cette absence de rigueur dans l’association du nom et de la représentation de l’animal m’exaspère. Sincèrement. Sans parler du choix malheureux de la fauvette elle-même : pourquoi ne pas lui préférer d’emblée un oiseau chanteur et ravissant au lieu de la travestir en ce qu’elle n’est pas ? Je prends la liberté de suggérer au lecteur prévoyant de préparer un petit poème cohérent à l’attention de ses proches, qui ne sont peut-être pas moins exposés aux errances logiques que les commerciaux responsables de la polymorphie funèbre de la fauvette. Par exemple, on pourra passer commande auprès du marbrier de : « Mésange bleue (et là, je recommande de mettre en prison celui qui représente une fauvette), si tu voles près de cette tombe, adresse-lui tes plus doux pépiements. » Car la mésange bleue, qui est ravissante, n’est pas un chantre. Cohérence. Ou : « Rouge-gorge, si tu furètes près de cette tombe, offre-lui en holocauste tes plus doux vermisseaux. » Car le rouge-gorge retourne les feuilles mortes pour y chercher sa pitance ; tous les jardiniers à râteau profitent de son adorable petite compagnie. Ces propositions ne manquent pas de tendresse, sentiment de longtemps associé d’ailleurs à la fauvette, comme on le voit dans ces vers exquis d’une cantate de Mouret (première moitié du xviiie siècle, l’auteur du texte n’est pas connu) :

J’entends la tendre fauvette

Essayer des sons nouveaux

Pour imiter la musette

Des bergers de nos coteaux.

La « musette » dont il est ici question est une cornemuse. Ô charmant tableau d’une fauvette imitant une cornemuse dans un cimetière...

Dix fois, cent fois « Que ton repos soit doux comme ton cœur fut bon » ; que de cœurs débonnaires... Évidemment, personne ne croit vraiment que le défunt fut supérieurement généreux, mais il faut bien dire quelque chose. Déclarer de la bonté de cœur, au fond, n’engage pas à grand chose, et c’est rassérénant. On consent à ces puérilités mensongères. Eh puis après tout, est-ce absurde de donner la préséances à quelques bons souvenirs sortis du contexte sur la complexité équivoque d’une vie ? À la fin, la vérité a-t-elle tant d’importance ? On peut bien céder à cette facilité, privilégier la consolation de ceux qui restent. Mais parfois on s’aveugle. En témoigne le message « Regrets éternels », expression du déni, qui montre que l’on se croit encore immortel alors que l’on met en terre son prochain. Cependant, de dessous la tombe il faut encore être tiré un jour pour passer enfin à l’ossuaire. Parce que, pour parler comme Brassens, on nous dira « “Poussez-vous donc un peu !” Place aux jeunes en quelque sorte4. » L’« espérance » est une escroquerie, et consciente de ce qu’elle est, puisqu’elle recourt à un euphémisme (le nom commun d’espérance signifie stricto sensu autre chose que « droit de croire à la vie après la mort ») pour dissimuler son indéfendable démesure, atténuer l’éclat de son orgueil ou la mièvrerie de son imagerie infantile.

Mais si on les cherche, on trouve enfin les messages singuliers, qui disent quelque chose de la personne ou de ses relations à ses proches. À l’adresse d’un jeune homme de vingt-cinq ans : « Bon vent / Clandestin / tes Amis pour toujours ». « Clandestin » qualifie-t-il l’homme ou le vent ? La majuscule indique-t-elle un surnom du jeune homme ? Plus vaudeville : « Poussin, c’est toi qui avais raison. » Truculent, ce mépris des conventions ! Évoquer publiquement, quoique pudiquement, votre intimité... Merci, Monsieur, de nous rendre complices de ce clin d’œil à feue présumée Madame.

Le métier de « Comédienne » – seule mention que j’aie observée d’un métier sur une tombe de femme, alors qu’on en voit assez régulièrement sur les monuments d’hommes – est inscrit sur un pupitre de pierre ; la comédienne a voulu qu’à la croix se substitue le lutrin du récitant. Au xviiie siècle, si elle eut désiré de demander le moment venu les secours des derniers sacrements, il lui eut fallu d’abord renoncer à son métier et sortir par là de l’excommunication qui frappait les représentants de sa profession.

Sur une stèle plus classique a été gravé un long poème signé de la défunte, dans lequel elle s’adresse à son époux en lui disant ce qu’ont été pour elle toutes ces années partagées qui arrivent à leur terme. Elle a donc écrit ces mots en se sachant perdue, peut-être sans les vouer à orner sa tombe, de sorte que ce sont ses proches qui les y auront fait inscrire. Ce ne sont pas des vers académiques, ce sont des vers populaires, irréguliers, à peine rimés, maladroits, mais la mourante a dû passer par leur forme contraignante pour exprimer ce qui ne se laisse pas dire spontanément. Par l’artifice, elle a cherché l’authentique – démarche artistique type –, et elle s’en est sans doute plus approchée que d’autres qui ont acheté une fauvette. Ceux qui abandonnent le combat pour l’accès à la maîtrise de la langue des jeunes les moins favorisés pensent-ils à l’impossibilité où ces jeunes seront un jour de faire cela : écrire au mourant auquel on ne parvient pas à parler ? Mais enfin, qui ne voit que c’est un problème de première importance !

Les cimetières offrent un prolongement post mortem aux identités socioculturelles. Untel, « Professeur agrégé de physique » au cimetière de l’Est, a-t-il désiré que cette mention figure sur sa stèle, sont-ce ses proches qui tenaient à son statut, ou ont-ils cru respecter mieux sa mémoire en l’y faisant inscrire ? L’ironie de du Bellay à l’encontre de celui qui, laissant à la postérité une œuvre parachevée, croit « se tirer tout vif dehors des monuments »... Il n’est que de parcourir les allées toutes pareilles d’un cimetière pour observer le travail de sape de la médiocrité sur tout ce qui dépasse ; vanité de la gloire, qui se perpétue quelques siècles, fût-ce celle de du Bellay ou de Visconti. Je mentionne Visconti parce que le week-end où j’ai visité les cimetières de Canteleu et du Sud de Lille, j’ai vu sa trilogie allemande : Les Damnés, Le Crépuscule des dieux (Ludwig), et Mort à Venise.

Le cimetière du Sud comprend plusieurs vastes carrés des indigents. Ce qui tient lieu de sépulture est de guingois, de bric et de broc ; à l’ingéniosité pleine de ressources qui a bricolé les « monuments » les plus sophistiqués, il faut pardonner la laideur hétéroclite qu’on ne pardonne pas aux tombes « bourgeoises ». Mais quelques stèles ici ou là laissent deviner des dynasties familiales brillantes et tourmentées – parce que tout le monde est mort en même temps, ou parce que tout le monde est mort jeune –, dans le goût du réalisateur italien sus-nommé, donc. Parmi les gens enterrés ici, combien sont morts dans les affres de la passion du pouvoir, de l’amour, de l’art et de l’idéal qui se dérobe ? Combien ont connu les tourments délétères des Essenbeck, du prince Louis II de Bavière, du bouleversant Gustav von Aschenbach ? Peu. L’uniformité et la médiocrité des monuments reflète-t-elle celle de vies étriquées ? Sans doute dissimule-t-elle ici ou là quelque grande tragédie. Je l’espère. Je ne souhaite à personne de connaître des affres viscontiens, mais... Si, en fait. Car les martyrs de la passion pourront écrire « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn », et l’on s’ennuiera moins.

Requiescamus in pace.

Notes

1. La Gare Saint-Sauveur de Lille, reconvertie en lieu culturel, accueille des expositions d'art contemporain.

2. Gustave Flaubert, Lettres à sa maîtresse, S. Kerandoux édit., Rennes, La Part commune, 2008, t. I (4 août 1846-22 février 1852), p. 45 (lettre à Louise Collet des 8-9 août 1846).

3. En fine ornithologue, j'observe que lorsque la mésange est invoquée, elle est elle aussi maquillée, et prend les traits du pouillot et de la grive. Les pompes funèbres ont décidément un problème d'oiseaux.

4. Georges Brassens, « Supplique pour être enterré à la plage de Sète ».

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