Trois quarts d’heure de grâce

par Loïc Chahine · publié jeudi 4 février 2016

J’ai déjà, dans les pages du Babillard, évoqué à plusieurs reprises le clavicorde. Il me faudra le faire encore une fois.

Programmer du clavicorde au sein de la Folle Journée est pour le moins osé. Le lieu est assez agité, voire bruyant, et le public peu discipliné à certains moments. Ainsi, hier, pendant que Jocelyne Cuiller jouait Carl Philipp Emanuel Bach et pendant qu’Hoshino Yuko lisait Mishima, certains entraient en retard ou sortaient avant la fin, ce qui, en plus d’être d’une goujaterie assez innommable et d’autant plus scandaleuse que les concerts à la Folle Journée durent 45 minutes, est très-gênant pour ceux qui sont dans la salle ; le pire était sans doute ce « spectateur », si l’on peut encore lui donner ce nom, qui semblait davantage préoccupé par la conservation de souvenirs délégués à son téléphone portable que par l’instant et son éventuelle inscription dans sa mémoire et son vécu, ce type-là s’est levé à au moins deux reprises, s’est déplacé pour s’approcher des artistes, sur le côté des sièges, et filmer, non sans qu’un bip indique la fin de la vidéo, des moments du concerts avec son smartphone — il faut bien, peut-être, que le téléphone soit « intelligent » à défaut de son possesseur, mais c’est au possesseur à l’utiliser comme il convient, et en particulier à en couper le son. Rappelé à l’ordre, à la fin du concert, il ne voyait vraiment pas ce qu’il pouvait y avoir de dérangeant. Après cela, les deux sonneries d’iPhone annonçant l’arrivée d’un message ont presque paru anodines. Tout cela, dans une salle de 80 places dont un peu plus des deux tiers étaient occupés. Il serait temps que certains comprennent qu’écouter un concert, ce n’est pas être chez soi est mettre un disque ; que même s’ils ont payé, ils n’ont pas tous les droits.

Ce n’est pas rien de dire qu’au milieu de ces distractions régulières, et dont ni les artistes ni les organisateurs ne sont responsables, la magie a fonctionné. Jocelyne Cuiller réussissait à capter l’attention. Était-on extrait un moment de la musique, aussitôt elle nous y ramenait par la vitalité de son jeu et la sensibilité de sa lecture de trois sonates de C. P. E. Bach. On a beau les connaître — elles sont sur le très beau disque Sonates pour Yukio publié il y a quelques années par Ligia et largement salué par la critique —, elles sont toujours aussi fascinantes, passionnantes, haletantes parfois, émouvantes toujours. Il faut croire aussi que la clavicordiste les a particulièrement apprivoisées pour en restituer avec autant d’habileté la force et la versatilité.

Le projet originel du disque était de mettre ces pièces en correspondance avec quelques passage de Neige de printemps de Mishima. Pour le concert, Jocelyne Cuiller était rejointe par Hoshino Yuko qui lisait certains de ces passages. En japonais. Ici, deux attitudes possibles. Se précipiter sur la traduction qui figure, fort heureusement, dans le livret du disque, ou écouter en renonçant à comprendre. J’ai choisi cette seconde option, non sans avoir jeté un œil au texte français auparavant. On est surpris par certains rythmes.

Au total, l’alchimie fonctionne. On se laisse totalement porter par Mishima (même sans le comprendre) comme par Carl Philipp Emanuel Bach. Avec le clavicorde, on affine sa perception. Le son, décidément, est aussi étonnant que fin, plaisant si on veut bien l’aimer, expressif aussi.

On vit avec cette lecture-concert un moment rare, un moment d’exception, de parenthèse. Au milieu du fracas, de l’agitation de la Cité, cette bulle, si fragile soit-elle — si habiles aussi que soient les artistes pour la faire renaître quand certains la voudraient faire éclater —, est bienvenue, voire salutaire. Allez, tendez l’oreille, l’esprit suivra.

INFORMATIONS

Jocelyne Cuiller et Hoshino Yuko donneront à nouveau ce programme jeudi 4 février 2016 à 17h (concert 072) dans le cadre de la Folle Journée de Nantes.

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