Plaintes et murmures du luth français

par Wissâm Feuillet · publié jeudi 11 aout 2016 · ¶¶¶¶

Le journaliste anglais Sir Richard Steele, dans sa gazette The Tatler — cousine, si l’on veut, par son intitulé, de notre Babillard —, publiée entre 1709 et 1711, eut cette heureuse formule à propos du luth : « On n’entend presque jamais bien un luth parmi une compagnie de plus de cinq personnes1… » Autrement dit, pour gloser ce propos d’esthète, le son délicat du luth ne souffre pas une assemblée trop nombreuse, car il ne saurait se propulser au-delà des deux ou trois premiers rangs. Mais on peut interpréter plus loin la formule de Steele : ce n’est peut-être pas tant la puissance sonore du luth qui doit nous inciter à réduire la compagnie de ses auditeurs que l’exigence de son répertoire savant qui, pour être bien entendu (au sens classique du terme) doit être écouté en petit comité, de préférence une assemblée d’amateurs éclairés capables d’en saisir le caractère poétique. C’est ce répertoire exigeant du début du xviie siècle, qui n’est pas aisé ni à jouer ni à écouter, que Claire Antonini illustre, avec un raffinement et une sensibilité que les meilleurs amateurs du grand siècle auraient loué.

Pour qui ne serait pas familier du répertoire de luth français du xviie siècle, le propos du disque mérite d’être expliqué : Claire Antonini a choisi de se consacrer aux « accords nouveaux », et plus particulièrement aux pièces réunies par Pierre Ballard dans ses Tablatures de Luth de Differents Autheurs sur les Accords Nouveaux de 1638. On appelait alors « accords nouveaux » les différentes façons d’accorder le luth qui émergèrent au début du xviie siècle (ton enrhumé, ton ravissant, ton de la chèvre…), succédant à l’accord unique qui avait cours, nommé « vieil ton ». Ces nouvelles possibilités d’accord de l’instrument, dont le présent disque donne de beaux exemples, fournirent aux luthistes de nouveaux moyens d’expression, des sonorités originales et d’autres « résonances », comme Claire Antonini l’écrit elle-même.

Le toucher de la luthiste n’a plus à faire ses preuves : elle compte parmi les meilleurs ambassadeurs — si ce n’est la meilleure, en France, du moins — de la musique française de luth du premier xviie siècle qu’elle comprend comme sa langue maternelle. Autant dire que ce langage coule dans ses veines. Faisant sienne cette rhétorique si particulière, peu démonstrative, qui tient plus de la douce persuasion que de l’argumentation rigoureuse, elle en restitue les lignes avec une limpidité exemplaire : on ressort de l’écoute surpris d’avoir été si clairement guidés au milieu de ces pièces qui, habituellement, ne se livrent pas avec aussi peu de résistance, les amples allemandes notamment, ainsi que les préludes non mesurés. La ligne de dessus est toujours cristalline, la basse profonde et nette, et les lignes intermédiaires ne sont pourtant jamais négligées, à tel point que toute l’architecture de cette musique, plus complexe qu’on ne le pense d’un point de vue harmonique, se révèle sous les doigts de la musicienne, claire comme un squelette dépouillé de sa chair, mais qui – et il y a là un paradoxe – ne manque aucunement de chair, de substance.

« Pour renfort de potage », la sensibilité de Claire Antonini et son fin toucher sont mis au service d’une véritable éloquence musicale : on s’étonne d’entendre presque pleurer telle sarabande de Dubut sur le ton enrhumé, d’ouïr les tendres confidences d’une allemande de Dufault, ou de sentir la vivacité des pas de danse d’inspiration espagnole dans une canarie de Bouvier. Peut-être le travail des nuances aurait-il pu être un peu plus approfondi, le volume sonore étant toujours très égal ; mais cette égalité de son a aussi son mérite, puisqu’elle participe de la clarté du jeu et de la transparence du discours.

Propre à la méditation, la musique des maîtres de luth français du règne de Louis XIII trouve chez Claire Antonini l’interprète idéal. Son anthologie est à ranger aux côtés de celles du grand Anthony Bailes de qui elle partage les plus belles qualités et une vraie passion pour ce répertoire qui rend sa lecture tout à fait lumineuse. Il faut, semble-t-il, se dépêcher d’acheter ce disque dont il n’a été gravé que cinq-cents exemplaires, disponibles seulement en commande sur le site personnel de la luthiste. On en profitera pour se procurer aussi son excellente interprétation des suites pour luth de Bach qui valent le détour.

Note

1. Sir Richard Steele, The Tatler, Saturday, April 1, 1710 : « A Lute is seldom heard in a company of more than five ».

Extraits

Pierre Dubut : Sarabande

Bouvier : Prélude

Bouvier : Canarie

INFORMATIONS

Les Accords nouveaux, Pierre Ballard, 1638

Claire Antonini, luths 10 chœurs et 11 chœurs.

1 CD, 56’39. Peut être acheté ici.

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