Quand la musique de chambre a des allures de poème

par Loïc Chahine · publié dimanche 17 avril 2016 · ¶¶¶¶

Faut-il dire que les disques se suivent et se ressemblent ? On le croirait, car outre la remarquable cohésion graphique de cette collection « Les musiciens et la Grande Guerre » d’Hortus, nous venons à peine d’encenser le disque de mélodies de Françoise Masset, volume 16, qu’il nous faut déjà répandre de nouveaux éloges sur le volume 18 (que nous avons écouté avant le 17 qui est entre les deux, car « chacun son tour » ne veut pas dire « dans l’ordre »). Intitulé Ombres et lumières, ce disque de musique de chambre regroupe des œuvres de trois musiciens qui ont vécu la guerre de 1914–1918 fort différemment.

Louis Vierne ne participa pas personnellement aux combats, mais son fils Jacques mourut au front en 1917, à l’âge de 17 ans. Inversement, Lucien Durosoir survécut à la guerre, en particulier grâce à son talent de violoniste, ce qui l’amènera à déclarer : « Mon violon m’a sauvé la vie ». Quant à Rudi Stephan, considéré alors comme l’un des grands espoirs de la musique allemande, il fut tué le 29 septembre 1915 dans les tranchées de Galicie à l’âge de 28 ans. Comme l’écrit, dans le livret du disque, Stefan Henheide, « selon des témoignages, sa mort aurait été un suicide. Il n’aurait pas pu supporter les cris de douleur des soldats russes blessés et serait sorti de la tranchée de manière à être une cible facile pour l’ennemi ».

On l’imagine d’autant plus aisément que sa Musique pour sept instruments à cordes achevée en 1911, nous fait entendre une personnalité musicale d’une grande sensibilité. Si le premier mouvement est marqué d’abord « Sehr ruhig » (puis, dans un second temps, « Energisch bewegt »), ce n’est pas une impression de paix ou de calme qui y domine, mais plutôt une tension et une angoisse qui, à la lumière des évènements qui surviendraient quelques années plus tard, semble prémonitoire. Dès les premières minutes, la musique atteint une bouleversante intensité qui ne se démentira à aucun moment, si ce n’est dans quelques passages plus apaisés, plus légers, du deuxième mouvement, « Nachspiel », mais où la légèreté prend des allures presque pré-chostakovitchiennes (quoique sans doute moins ironique) par moments — c’est-à-dire qu’elle se teinte de menace. Cette Musique pour sept instruments à cordes est une sorte de vaste poème narratif qui rappelle un peu Richard Strauss dans les contours comme dans la grande maîtrise des effets et des changements d’atmosphère. Il s’agit sans l’ombre d’un doute d’un chef d’œuvre.

On n’aurait guère de peine à en dire autant du Quintette pour piano et cordes de Louis Vierne, « En ex-voto à la mémoire de [son] cher fils Jacques, mort pour la France à 17 ans », que l’auteur voulait être « quelque chose de puissant, de grandiose et de fort », « un rugissement de tonnerre et non (…) un bêlement plaintif de mouton résigné et béat ». Il y a certes, dans ce superbe Quintette, de la révolte, mais aussi une maîtrise formelle d’une grande efficacité dans le retour des thèmes comme dans les effets d’instrumentation (tantôt organistiques, tantôt proche de l’orchestration) ; il y a aussi de l’élégie, voire du thrène dans cette œuvre haute en émotion.

Après des œuvres si poignantes, le plus bref Poème pour violon, alto et piano, une des premières œuvres écrites par Lucien Durosoir après son retour du front, évoque peut-être plutôt, après quelques mesures inquiètes, le soulagement que la guerre soit finie, dans une atmosphère volontiers lyrique.

De ces trois œuvres, l’ensemble Calliopée, à qui l’on doit, on ne l’oublie pas, un beau disque Martinů paru en 2009 (Alpha 143), sous la direction artistique de l’altiste Karine Lethiec, offre une lecture engagée et puissante où la beauté des timbres s’allie à la force du discours, réussissant aussi bien les moments de recueillement que les passages plus paroxystiques. Seuls quelques rares passages rapides et riches de l’ « Energisch bewegt », dans le septuor de Rudi Stephan, paraissent moins lisibles. Même là, et partout ailleurs, ce disque est d’une constante densité sans pour autant donner l’impression que l’ensemble se contente de jouer fort ou de forcer les effets — ce qui serait juste fatiguant, et non pas, comme c’est ici, poignant. L’auditeur se laisse porter durant les soixante-douze minutes de ces œuvres exigeantes et — ce qui est sans doute un gage de réussite pour un programme évoquant la guerre — n’en ressort pas indemne.

Extraits

Stephan: Musique pour 7 instruments à cordes, I (extrait)

Vierne : Quintette, II, Larghetto sostenuto (extrait)

INFORMATIONS

Ombres et Lumières

Rudi Stephan : Musique pour sept instruments à cordes (1911).

Louis Vierne : Quintette pour piano et cordes op. 42 (1918).

Lucien Durosoir : Poème pour violon, alto et piano (1920).

Ensemble Calliopée
Karine Lethiec, alto et direction artistique.

1 CD, 72’32, Hortus, 2016.

Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

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