Les plaisirs du sépulcre

par Loïc Chahine · publié jeudi 14 avril 2016 · ¶¶¶¶

On a beau ne pas choisir un disque à sa couverture, celle de cette Maddalena (une Maria Maddalena de Giovanni Francesco Barbieri) est suffisamment belle pour attirer les convoitises, de sorte que, se dit-on, si le ramage se rapporte au plumage, on sera comblés. Et de fait, on est comblé d’un bout à l’autre de l’enregistrement.

Contrairement à ce que laisse penser ce qui est écrit cette même couverture, la totalité du disque n’est pas consacrée à La Maddalena d’Antonio Bertali, qui occupe un peu plus de la moitié du minutage. Le programme s’ouvre avec les passages musicaux destinés à s’insérer dans une pièce de théâtre sacrée (Sacra Rappresentazione) de Giovanni Battista Andreini jouée à Mantoue en 1617, de sorte que, bien qu’il ne fût plus alors au service du commanditaire de L’Orfeo, comme il avait gardé des contacts avec la cour, c’est Monteverdi que l’on entend le premier, dans un long prologue : presque neuf minutes, la piste la plus longue du disque — heureusement qu’il est beau, ce prologue ! Les autres pièces sont dues aux plumes de Muzio Effrem, Salomone Rossi et Alessandro Guivizzani, et sont également de très belle facture. Les deux pièces de Muzio Effrem sont particulièrement belles, que ce soit l’allègre duo évoquant les beautés du monde et du ciel («Fra le rugiade eterne») ou le magnifique madrigal invitant le spectateur à, lui aussi, se repentir («Anime fortunate») ; tout cela se termine par une pièce en forme de danse de Salomone Rossi. Cette Maddalena en condensé (un gros quart d’heure) se déploie dans une ambiance plutôt extatique et détendue rappelant Titien ou, éventuellement, Guido Reni, plutôt que George de La Tour ou, pour rester en Italie, le Caravage.

Après une sonate de Bertali à trois voix, ici instrumentée avec, en plus des cordes, cornet et trombone, vient l’œuvre de Bertali, La Maddalena, oratorio du sépulcre joué à Vienne en 1663. Jérôme Lejeune définit ces œuvres appelées sepolcri comme « de véritables spectacles […], reconstitution du sépulcre du Christ [où] les chanteurs costumés jouent leur rôle comme ils le feraient au théâtre. » Au moins deux œuvres de ce genre ont déjà été enregistrées : La Vita nella morte d’Antonio Draghi (qui non seulement était compositeur mais aussi poète : car c’est lui qui signe le livret de la Maddalena mise en musique par Bertali) et la Maddalena ai piedi di Cristo d’Antonio Caldara. Ces noms, auxquels on pourrait joindre celui du compositeur qui le premier donna un sepolcro à Vienne, Giovanni Valentini, et bien sûr celui de Bertali (né à Vérone), nous rappellent qu’à la cour de Vienne, au xviie siècle (et encore, concernant Caldara, pendant une partie du xviiie), les musiciens italiens se taillent la part du lion.

La Maddalena de Bertali comporte six rôles chantés (outre Marie et Marie-Madeleine, il y a deux pécheurs et deux allégories) mais aussi une partie instrumentale très développée, puisqu’en plus de la basse continue, elle convoque un ensemble de cinq violes, un violon, deux cornets muets (cornetti muti) et un trombone. Par chance, et contrairement à la coutume du temps, ainsi que le précise Nicolas Achten, toutes les parties d’accompagnement ont été copiées dans le conducteur, parvenant ainsi jusqu’à nous, là où les parties séparées se fussent aisément perdues. De fait, la musique qui nous est donnée à entendre est constamment somptueuse. De la sombre Sonata initiale jusqu’au magnifique madrigal final, l’intérêt ne se dément jamais, et voilà bien de quoi prouver aux médisants que non, tout ce qui valait la peine n’a pas été sorti des bibliothèques encore, et oui, il y a encore de la très belle musique à découvrir. Il faut louer la curiosité des musiciens qui vont la chercher et leur persévérance pour la faire connaître.

Les dernières notes, les derniers accords du disque reviennent à Rome (tous les chemins y mènent, paraît-il, même les tortueux détours harmoniques qu’offre cette dernière pièce, partant de fa mineur pour arriver à do dièse mineur !), puisque Nicolas Achten a fait le choix, dont on ne peut que se réjouir devant la qualité de la musique, de conclure par une plainte de Marie Madeleine de Domenico Mazzocchi, confiée au soprano de Deborah Cachet.

Nous l’avions entendue à Ambronay, également avec Scherzi Musicali, dans un programme autour d’Orphée et Eurydice, et nous avions regretté que Deborah Cachet ne figurât pas sur le disque correspondant (encore que Deborah York n’y démérite point), tant la voix est belle, le timbre agréable, distingué, un rien mélancolique, l’expression délicate, la lignée du chant soignée. Voilà donc qui est réparé, puisqu’elle prête ici ces qualités à la pécheresse pénitente, plus pénitente que pécheresse ici, ce qui semble bien convenir au caractère de sa voix et de son chant, qui ont quelque chose de dolent. Il nous semble toutefois que le disque, malgré une excellente prise de son, ne la restitue pas dans toute sa richesse. (Il y a des voix plus phonogéniques que d’autres.) Elle réussit en particulier des glissandi enflés très expressifs, effet rarement si bien maîtrisé qu’ici.

Peut-être faudrait-il citer tout le monde ; ce serait fastidieux, sans doute, et nous préférons saluer un travail d’équipe exemplaire. Toutes les voix s’accordent bien ensemble, même si certaines, évidemment, ressortent particulièrement dans leur soli, comme le mezzo-soprano sombre et racé de Luciana Mancini ou le ténor, éclatant, resplendissant de Reinoud van Mechelen. Nicolas Achten, en particulier dans son prologo montéverdien, montre aussi que sa voix a mûri, a gagné en rondeur comme en nuances. À leurs côtés, Alice Foccroulle, Dávid Szigedvári et Sönke Tams Freier (basse manquant peut-être un peu de profondeur) ne déméritent pas et s’intègrent à l’ensemble avec un certain bonheur. Tous trouvent le juste équilibre entre l’articulation du texte, son accentuation, et la ligne du chant.

Du côté des instruments, l’oreille est également à la fête, que ce soit avec un continuo opulent (peut-être trop ? n’étant pas spécialistes des pratiques viennoises pour ce genre d’œuvre, nous nous garderons de juger de la vraisemblance du continuo ici adopté), en particulier en cordes pincées (les descentes d’archiluth font grand effet), mais souvent teinté aussi de lirone ; les cornets de Lambert Colson et Anna Schall sont délicieux de timbre comme d’attaques, les trombones d’Adam Woolf et Guy Hanssen ne manquent pas de distinction, et Varoujan Doneyan au violon est également une trouvaille réjouissante. Les violes sont plus discrètes, mais participent de l’opulence et colorent l’ensemble de tons sombres propres à l’ambiance sépulcrale qui convient. Elles sont surtout remarquables d’unité — on ne saurait dire, en bien des moments, combien il y en a.

On apprécie la direction de Nicolas Achten, attentive à mettre la musique en valeur, dynamique sans être heurtée. Les effets ne sont jamais outrés, et ce sont l’hédonisme sonore et une certaine sensualité auditive qui dominent ici, peut-être au détriment d’une théâtralité qui pourrait être plus affirmée. Qu’importe ! le disque s’écoute avec un plaisir constant, voire captivant, et l’on y revient plus que volontiers.

Extraits

Muzio Effrem : «Anime fortunate»

Bertali : La Maddalena, «Lagrime amare»

Bertali : La Maddalena, «Si nutri di speranza» (finale)

INFORMATIONS

La Maddalena

Musiques pour La Maddalena, Mantoue, 1617, composées par Claudio Monteverdi, Alessandro Guivizzani, Muzio Effrem et Salomone Rossi

Antonio Bertali : La Maddalena, Vienne, 1663.

Deborah Cachet & Alice Foccroulle, sopranos
Luciana Mancini, mezzo-soprano
Reinoud van Mechelen & Dávid Szigedvári, ténors
Nicolas Achten, baryton
Sönke Tams Freier, basse
Scherzi Musicali
Nicolas Achten, dir.

1 CD, 67’47, Ricercar (Outhere), 2016.

Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

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