Le Beau-Père, le Beau-Fils et le Saint-Piano

par Loïc Chahine · publié dimanche 28 decembre 2014 ·

Jusques à quand utiliser des pianos d’époque ? À partir de la deuxième moitié du xixe siècle, le son des pianos se rapproche grandement de celui d’aujourd’hui. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard : la maison Steinway and Sons a été fondée en 1853. Cependant, contrairement à ce qui se passe aujourd’hui, elle ne bénéficiait pas encore de la position hégémonique qu’elle occupe actuellement, de sorte que si Liszt possédait à Bayreuth un Grand Piano de la maison Steinway de 1876, il en jouait aussi un autre, construit en 1873, de la maison Steingraeber, fondée en 1852 — piano qui appartenait à la famille Wagner, mais sur lequel Liszt donna un récital en 1878, qu’il joua aussi devant quelques heureux élus en 1882, et encore un peu plus d’un mois avant sa mort, en 1886.

C’est sur cet instrument que Thomas Hitzlberger a enregistré en 2003 la deuxième des Années de pèlerinage (Cybele Records), puis en 2006 un programme consacré à Liszt et Wagner contenant, parmi d’autres pièces, la Sonate en si mineur. Eduard Steingraeber connaissait bien les attentes de Liszt en matière de pianos puisque, depuis les années 1840, il s’occupait des instruments du maestro pour les concerts, occupant par exemple les entractes à remplacer les cordes cassées ou sur le point de l’être. Comme les pianos de Steinway (il existe un enregistrement de la première Année de pèlerinage sur le Steinway de Liszt, par Tomas Dratva), le Steingraeber joué ici possède une sonorité puissante et solide. La Sonate en si met à l’épreuve la force de l’instrument comme de l’instrumentiste et ni l’une ni l’autre ne semblent ici prises en défaut. Toutefois, le son du Steingraeber se démarque de celui du Steinway : il a quelque chose de plus rauque, il est plus terrestre et moins brillant. On ne retrouvera pas ici le côté stellaire de certains passages dans l’aigu qui, véritablement (et particulièrement sous les doigts de Richter), scintillent, mais une sonorité plus mate, avec en particulier des graves terrifiants.

S’aventurer dans une œuvre aussi exigeante que la Sonate en si est un exercice périlleux, et soumis à une rude concurrence — un peu comme pour les dernières sonates de Beethoven. S’agirait-il ici d’un enregistrement dont le seul intérêt serait l’instrument ancien&bsnp;? À l’évidence, non. Il est manifeste à l’écoute du disque que Thomas Hitzlberger sait de quoi il parle. La virtuosité est là, éclatante, mais aussi l’art des nuances ainsi qu’une belle maîtrise de la résonnance dont découle une articulation subtile et une grande clarté des intentions musicales. Les transitions, par exemple, avec ce qu’elles comportent d’incertain, d’erratique, sont parfaitement rendues : on entend très bien là que Liszt ouvre la voix à une certaine modernité, celle qui se donne tous les droits. Ces transitions-là ont véritablement l’allure de quelque chose qui se transforme en n’importe quoi, puis de ce n’importe quoi d’où émerge à nouveau quelque chose. Il y a aussi chez Hitzlberger un évident plaisir à faire sonner l’instrument (qu’il connaît bien), à le pousser au fortissimo le plus extrême et violent comme à goûter la résonnance des accords — dans le cheminement d’un motif inquiétant de départ vers l’apaisement final que constitue la Sonate en si, cela a son importance, assurément, d’autant que la conclusion originelle de la sonate, rayée dans le manuscrit, le paraphe sonore ici proposé en “annexe” du disque, a été remplacé, justement, par l’apaisement que nous entendons aujourd’hui.

Difficile pour les autres pièces d’exister à côté de ce monument de la littérature pour piano dont on a pu dire qu’elle eût suffit à assurer l’immortalité à son auteur. Difficile, par exemple, pour la Sonate für das Album von Frau M.W. de Wagner, entreprise la même année 1853 que la célèbre Sonate lisztienne, de ne pas paraître un brin gentillette, et c’est bien davantage par la transcription de la mort d’Isolde que Wagner est réellement présent dans cet enregistrement — le Wagner que nous connaissons, celui qui avouait que Liszt avait eu sur lui une influence décisive, car il est vrai que bien des formules harmoniques “typiquement wagnériennes” ont des antécédents chez le beau-père, et jusqu’à l’accord de Tristan dans un des lieder de Liszt — ces lieder dont le style nous semble d’ailleurs si proche, souvent, de celui de Wagner.

Le disque propose aussi deux pièes d’hommages de Liszt à son beau-fils — car on oublie souvent que Liszt a été un grand admirateur et défenseur : de Wagner comme de Berlioz —, Am Grabe Richards Wagners et R.W.-Venezia, deux pièces concises et touchantes de simplicité. Et enfin les deux versions de La lugubre gondola. Un regret : on aurait souhaité qu’à la place de pièces qui peuvent paraître quelque peu anecdotiques (la première version de la Gondola, une des deux pièces d’hommage) figure la Ballade no 2 en si mineur, contemporaine de la Sonate et qui, comme elle, serait dotée d’un contenu narratif. Cela laisse du moins l’occasion de souhaiter un prochain disque, une suite à cette réalisation majeure.

INFORMATIONS

Liszt, Wagner, Sonatas & Metamorphoses

Liszt : Am Grabe Richard Wagners, Sonate en si mineur, La lugubre gondola nos 1 et 2, R.W.-Venezia.
Wagner : Eine Sonate für das Album von Frau M.W., Isoldens Liebestod (transcrit par Liszt).

Thomas Hitzlberger, piano Steingraeber.

1 CD, 77’21, Ambronay, 2006.

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