Naïs arrive à bon port

par Loïc Chahine · publié samedi 5 mai 2018 · ¶¶¶¶

À peine trois ans après la parution de Fêtes de Polymnie qui, malgré leurs qualités, nous avaient, par certains côtés, laissés sur notre faim, György Vashegyi, le Purcell Choir et l’Orfeo Orchestra, sous la houlette du Centre de Musique Baroque de Versailles, remettent Rameau sur leur pupitre, et transforment l’essai. Certes, Naïs est une œuvre sensiblement plus fréquentée que Les Fêtes de Polymnie, mais aucun des deux enregistrements que comptait la discographie (plus une suite d’orchestre, magnifiée surtout par Frans Brüggen) n’était pleinement convaincant. Si McGegan péchait sans doute par manque de naturel et venait un peu trop tôt, Reyne était handicapé par une captation live et des solistes insuffisants ; ces deux écueils sont évités par György Vashegyi, qui signe ici son cinquième volume dans une domaine avec lequel il a fait plus que se familiariser, et qui s’entoure d’une équipe de solistes de haut vol : Chantal Santon-Jeffery, Reinoud van Mechelen, Florian Sempey et Thomas Dolié tiennent les principaux rôles.

Le livret est assez indigent. Neptune aime Naïs mais veut être aimé pour lui-même et non pour sa divinité. Comme celui des Fêtes de l’Hymen et de l’Amour, il est dû à la plume de Cahusac (qu’on tâchera de ne pas confondre avec Cahuzac, car il n’avait pas de compte en Suisse). Rameau, écrit Charles Collé, « en avait fait une espèce de valet de chambre parolier ; la bassesse d’âme de ce dernier l’avait plié à tout ce qu’il avait voulu. » De fait, le livret est entièrement tourné vers les divertissements : c’est là que Cahusac sait parfois innover, imbriquant les pièces chantées et la pantomime, faisant apparaître Tirésias (francisé en Tirésie) au milieu des bergers et des bergères de l’acte II…

L'ensemble de la distribution partage d’abord des qualités d’articulation : tous disent correctement et fort intelligiblement leur texte ; cela peut paraître anodin, mais ce n’est pas toujours le cas. Ainsi, le théâtre n’est jamais oublié, et même les non-francophones à qui sont confiés les rôles épisodiques des divertissements s’en tirent fort honorablement. De plus, tous possèdent également un sens de la ligne qui fait que le chant ne se dilue jamais dans la scène — ce qui nous rappelle qu’avec Rameau, au centre est bien la musique : « Rien ne prouve mieux l’excellence de la musique de Rameau que la patience du public pour des paroles aussi rebutantes » écrivait Collé. Bref, l’ensemble de la distribution chante texte et musique — mais le mot chanter dit déjà que, conformément aux vœux du compositeur, c’est son art souverain qui prend le dessus.

Au rôle titre de la coquette nymphe Naïs, Chantal Santon-Jeffery apporte rondeur, agilité et engagement. Dès son second air, « Tendres oiseaux, éveillez-vous », la partie est gagnée pour elle : la sensibilité à fleur de peau de la soprano éclate et vient rappeler qu’on aurait tort de la réduire aux coloratures sur lesquelles elle faisait son entrée quelques minutes auparavant. En amoureux Neptune, Reinoud van Mechelen, possédant des moyens vocaux exceptionnel, exhibe de belles lignes, des aigus aisés et un chant fluide, manquant toutefois un peu de variété dans ses inflexions, et d’élégance dans l’ariette finale, « Cessez de ravager la terre » ; il réussit toutefois fort galamment l’air « La jeune nymphe que j’adore » qui ouvre l’acte III. Si la soprano est tout en reliefs et en variété, la haute-contre est tout en aplats et en soin du son ; ils gardent en commun la beauté des timbres.

Les deux barytons-basses font un peu le soleil et la lune : Florian Sempey, Jupiter impérieux et magistral, devient plus goguenard en Tirésis dans le second acte et évite toute caricature dans l’un et l’autre personnage ; Thomas Dolié, en Pluton rival du roi des dieux, en Télénus rival du dieu des mers, distille un tempérament sombre et dramatique, quoique le chant soit parfois un peu dur ; il demeure très crédible en amant outragé, dolent mais pas aimé.

Au chapitre des petits rôles, les aigus de Manuel Nunez Camelino sont trop tirés pour qu’on goûte d’un plaisir sans nuage les petits airs du berger Astérion. Daniela Skorka, en revanche, campe une bergère charnue, loin de l’image évaporée d’une petite pastorale alla Boucher ; on la souhaiterait toutefois un peu plus gracieuse dans l’air « Au berger que j’adore », à l’image des jolis dessins, mais le tempo languissant ne la met guère en valeur ; en revanche, elle confère à l’air « Je ne sais quel ennui me presse » une tenue et un corps inattendus.

Mais les personnages principaux de ce drame où l’action intéresse peu et où la musique fait tout, ne sont-ce pas l’orchestre et le chœur, tous deux mis à l’honneur dans des pages brillantes et inventives ? La direction de György Vashegyi, dénuée de tout maniérisme, a gagné en stabilité comme en fluidité sans perdre en dynamisme — l’ouverture musclée en atteste. L’Orfeo Orchestra et le Purcell Choir en deviennent impressionnants, et il semble que leurs qualités s’épanouissent pleinement : puissance, variété, la franchise des timbres… Telle Sarabande (acte I) montrera aussi que la tendresse n’est pas étrangère aux deux formations. Les musettes de l’acte II, loin de toute fadeur, sont de véritables splendeurs. De plus, on a l’impression que le chœur a gagné en profondeur, et l’ensemble en naturel et en respiration. Bref, tout cela sonne terriblement juste, tant dans les tempos que dans les dynamiques et les couleurs.

En somme, pour Naïs, on aura pu dire « jamais deux sans trois », mais cette troisième fois était la bonne. Et pour l’opéra français du xviiie siècle, Budapest semble devenue une étape incontournable.

INFORMATIONS

Rameau : Naïs

Chantal Santon-Jeffery, Naïs
Reinoud Van Mechelen, Neptune
Florian Sempey, Jupiter, Tirésie
Thomas Dolié, Pluton, Télénus
Manuel Nuñez-Camelino, Astérion
Daniela Skorka, Flore, une Bergère
Philippe-Nicolas Martin, Palémon
Márton Komáromi, Protée

Purcell Choir

Orfeo Orchestra

György Vashegyi, dir.

2 CD, 72’44 + 72’26, Glossa, 2018.

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