Oui, faisons banquet d’affects!

par Jean Massard · publié samedi 7 avril 2018 · ¶¶¶¶

Voici un compositeur qu’on n’écoute jamais assez. Frescobaldi est de ces musiciens qui tendent un lien entre la Renaissance flamboyante de Lassus, Dowland ou Caccini et le début du Baroque. Ainsi, lui-même s’adonne au genre madrigalesque : les Arie Musicali sont publiées en 1630 à Florence, et c’est une sélection parmi ces deux livres que Damien Guillon et son Banquet Céleste nous offrent dans leur dernier enregistrement. À l’encontre des règles de son temps, notre italien sait s’adonner à une curieuse cuisine par la façon dont il mélange les caractères qui guident la musique de son époque (tiento, caccia…) nous faisant passer par tous les états — pour exemple, ce qu’il écrit dans « Eri già tutta mia » nous entraîne dans une danse en déséquilibre constant, créant un joyau proprement baroque, une perle irrégulière de mouvements et de reflets.

Ici les maîtres mots sont verve, théâtre, et l’ensemble Le Banquet Céleste les décline avec brio. Quant au chef qu’est Damien Guillon — tandis qu’on avait déjà été impressionné par la facilité avec laquelle il conduit ses musiciens en concert — on ne s’étonne pas d’une grande habileté à l’exercice de sa part, construisant des récits si vifs qu’on les prend pour vrais, saisis par l’émotion. Cependant, on pourrait peut-être attendre, au regard du texte, un peu plus de relief comme dans « Doloroso mio cuore » : on y espèrerait plus d’implication et de chair, ce qui soulèverait plus d’affetti encore que cela.

Céline Scheen est une complice de longue date du chef, et sa voix au timbre vermeil est idéale pour ce répertoire, tant elle s’accorde à la couleur des instruments. La soprano se montre même brûlante quand on la suit dans des colères la révélant délicieusement déchaînée (on retient ici l’époustouflant « Così mi disprezzate »). Seulement, on se permet de bouder d’un tout petit peu trop de vibrato: elle aurait parfois pu l’utiliser avec davantage de parcimonie, et aurait alors mis plus encore en valeur la dentelle qu’elle sait aussi tisser avec une infinie minutie. La clarté de son discours est toutefois remarquable dans « Ohimè che fur » où la chanteuse se languit avec une vérité qui, très émus, nous suspend à ses lèvres.

On est toujours charmé par la voix cristalline de Damien Guillon, et si on l’a souvent entendu dans du baroque allemand et italien, on avait eu l’occasion de le découvrir en 2009 dans un remarquable album de lute songs de Dowland. Il était donc tout naturel qu’il en vienne à emprunter un chemin reliant ces deux répertoires : à l’écoute de « Maddalena alla croce » on perçoit que l’objectif est atteint voire surpassé tant tout est conté avec une très émouvante justesse, clair sans même besoin de comprendre l’italien.

Le ténor Thomas Hobbs joue les poètes dans « Se l’aura spira » et on ne peut qu’y croire. Sa voix, essentielle, nous touche au plus intime. Il la sculpte avec tant de simplicité qu’on ne l’écoute pas chanter : on écoute le musicien nous persuader que la musique pourrait être aussi naturelle que le ruisseau de notes qu’il souffle tout au long du disque.

Benoît Arnoud, lui, est vibrant, chaud et d’un calme divin dans « Sotto due stelle » où on l’observe à la fois aérien et profondément enraciné; d’une voix époustouflante de douceur. Son timbre, d’une matière fascinante, crée un espace tangible où dansent les voix d’alto et de ténor dans « Con dolcezza pietate » : deux poissons agiles qui reflètent la lumière d’un courant chaud et caressant.

Tout autour, l’accompagnement que le continuo de choc offre aux chanteurs est un écrin fait de matières dont la variété impressionne. Et d’autre part, parmi les pièces que le disque confie aux instruments seuls, on retient avant tout la remarquable pièce soliste « Ancidetemi pur » de la harpiste Marie-Domitille Munez qui cultive le sentiment à proprement parler, racontant avec une simplicité déconcertante une histoire qui émeut véritablement.

Ainsi, bien que les voix soient très différentes dans leur propre chair, leur association avec le continuo est remarquablement réussie. Chacun y apporte sa propre couleur, ne cherchant pas l’homogénéité mais, justement, le contraire. Les musiciens se complètent, mélangent leurs éclats tout en restant identifiables. Certes, cela pourra légitimement troubler d’autres oreilles en quête d’homogénéité, mais on peut aussi trouver la chose fort intéressante par sa rareté. Damien Guillon, en alchimiste accompli, a peut-être su trouver la recette parfaite de l’ensemble : généreux, hédoniste. Quand il prépare un banquet, Monsieur cuisine au beurre.

Extraits

«Eri già tutta mia»

«Così mi disprezzate»

INFORMATIONS

Frescobaldi : Affetti musicali

Le Banquet Céleste
Céline Scheen, soprano
Damien Guillon, countre-ténor et dir.
Thomas Hobbs, tenor
Benoît Arnould, bass

1 CD, 69’12, Glossa, 2018.

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