« Ainsi j’ai entendu, ainsi je raconte »

par Loïc Chahine · publié mardi 16 février 2016 ·

Ceci n’est pas du Bach — hâtons-nous de le signaler. Le livret, contrairement à la couverture, est tout à fait explicite à cet égard : il s’agit bien de compositions d’Édouard Ferlet et d’improvisations du pianiste et de la claveciniste Violaine Cochard à partir de ces compositions. Certes, ces compositions sont inspirées de passages d’œuvres de Bach. Et alors ? Quand Eugène Ysaÿe, dans la deuxième de ses Sonates pour violon seul op. 27, cite la troisième Partita pour violon BWV 1006, personne ne crie au scandale. Notons d’ailleurs que le titre de la première piste de Plucked / Unplucked, « Je me souviens » pourra rappeler celui du premier mouvement d’Ysaÿe, « Obsession ». Obsession pourrait presque être le titre de l’ensemble du disque, tant il joue avec habileté sur la répétition / variation d’éléments, de motifs — procédé lui-même cher à Bach.

En fait, on pourrait tout à fait, toutes proportions gardées, rattacher ces pièces « en partant de » Bach à la tradition, florissante chez les pianistes du xixe siècle, de la paraphrase d’opéra ; l’une et l’autre participe du plaisir qu’il y a à s’approprier et à réinterpréter en l’avouant, et non en se cachant seulement derrière le nom du compositeur original. Des fragments du discours original s’intègrent dans un discours nouveau ; après tout, « tout est dit », n’est-ce pas, « et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes, et qui pensent1 ».

Est-ce nouveau de mêler le clavecin au piano ? C’était une gageure, sans doute ; Carl Philipp Emanuel Bach l’avait tenté dans un concerto (en mi bémol majeur, H. 479), mais le pianoforte et le clavecin n’étaient pas alors séparés d’une si grande distance que le piano moderne du même clavecin. Ici, la prise de son jouera le rôle de la sonorisation en live, et rééquilibre, du point de vue de la puissance sonore, les deux instruments. Ils se mêlent finalement étonnamment bien. À aucun moment on ne se surprend à penser que le clavecin ne réussit pas ce que ferait le piano. Aucun des deux n’a une fonction définie d’un bout à l’autre, ils jouent d’égal à égal, et c’est même en cela sans doute que réside la beauté si parfaitement “étrange” (extranea, « d’ailleurs ») de ces duos : dans cette complémentarité exacte, dans la composition musicale, de deux instruments si différents, dans cette vitalité des échanges, une vitalité toutefois sereine qui donne à chaque instant l’impression d’une parfaite maîtrise.

Assurément, il y a là aussi la marque d’un travail approfondi des deux interprètes pour que leurs instruments s’apprivoisent l’un l’autre, que leur jeu respectif s’adapte jusqu’à, non pas se fondre, mais se répondre harmonieusement. Le toucher d’Édouard Ferlet est tout en délicatesse, en finesse, comme celui de Violaine Cochard. En mains endroits, l’un sait faire oublier ce que le piano a de percussif, l’autre rappeler ce que le clavecin a de rythmique. Il faut encore louer l’inventivité des timbres, Édouard Ferlet allant chercher des sons inhabituels, comme tel effet mi-percussion mi-résonance dans Aparté, Violaine Cochard tirant du jeu luthé de son clavecin une sonorité étonnante, grave, dense mais un peu sourde — étonnante, on vous dit — au début d’Utopia — sans parler du fantasmagorique passage de Je ne me souviens plus (la pièce qui referme les évocations de Bach).

Nous avons parlé plus haut d’obsession, de répétition, il faudrait aussi parler de dramaturgie, car le tout est porté par une dramaturgie très sûre — écoutez la transition entre la partie méditative d’Aparté et la partie plus rapide, écoutez le dépouillement soudain, au milieu d’Utopia, et tant d’autres — pas une transition qui ne soit éloquente, saisissante pour le cœur : voilà qui illustre clairement un savoir-faire, un air consommé de l’exquis, de ce qui touche plutôt qu’il ne surprend. Il faudrait encore évoquer les délices des mélodies qui surgissent avec tendresse d’on ne sait où (on en a de parfaits exemples dans Après vous)…

Dans une atmosphère qui évoque le « soir, aimable soir, désiré, […], le soir qui soulage2 », le soir qui, aussi, est la liberté, l’après la journée, qui n’est pas encore le rêve mais qui s’y achemine, avec tout ce qu’il a de mélange d’apaisant et de stimulant, les deux musiciens excellent à poser des ambiances et invitent l’esprit à se laisser porter jusqu’au Magnetic Tango final qui porte si bien son nom — certes, il n’a pas de citation de Bach, lui, mais il aurait été hautement regrettable que nous en fussions privés. Plucked / Unplucked allie avec bonheur rigueur et inventivité — et c’est peut-être en cela que, finalement, le projet se rapproche le plus de la musique de Bach.

Non, ce n’est pas un disque Bach, mais c’est tout aussi bien ; c’est original, c’est prenant, c’est attachant, c’est ensorcelant. Nous avons cité La Bruyère plus haut ; nous nous hasarderons à n’être pas d’accord avec la suite de son propos : non, « le plus beau et le meilleur [n’]est [pas] enlevé », la preuve, c’est qu’en redisant certaines phrases de Bach, en les disant à leur manière et en ajoutant les leurs, en « cherch[ant] seulement à penser et à parler juste », Édouard Ferlet et Violaine Cochard créent de nouvelles et envoûtantes beautés.

Notes

1. Jean de La Bruyère, Les Caractères ou les mœurs de ce siècle, « Des ouvrages de l’esprit », I.

2. Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, « Le Crépuscule du soir ».

Extraits

Aparté

Utopia

INFORMATIONS

Plucked / Unplucked

Violaine Cochard, clavecin
Édouard Ferlet, piano

1 CD, 48’45, Alpha (Outhere Music), 2015.

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