Portrait de Dante en grand opéra

par Loïc Chahine · publié dimanche 10 decembre 2017 ·

Peu à peu, l’ensemble de l’œuvre de Benjamin Godard sort du purgatoire où son anti-wagnérisme l’avait relégué. Après de fort beaux quatuors à cordes, un disque de mélodies, d’excellentes sonates pour violon et piano, c’est un ouvrage de grande envergure, un opéra, le Dante, qu’exhume le Palazzetto Bru Zane pour le seizième volume de sa collection « Opéra français ». L’œuvre, créée en 1890 par la troupe de l’Opéra-Comique, semble se situer dans le sillage des opéras de Gounod, avec quelque chose toutefois de plus héroïque, de plus épique, tant dans l’écriture que dans le souffle.

Le livret d’Édouard Blau prend quelques libertés avec la vérité historique pour resserrer quelques épisodes fameux de la vie de Dante Alighieri : son engagement politique dans la vie de Florence et son exil à la prise de la ville par Charles de Valois, sa rencontre et son amour pour Béatrice, et l’inspiration, venue, paraît-il, en songe, pour son grand œuvre, la Divine Comédie.

L’acte I conte ainsi l’élection de Dante à la dignité de Prieur et Gonfalonier de la ville, au milieu des querelles entre les Guelfes et les Gibelins, et le mariage annoncé de Béatrice avec Simeone Bardi. L’acte II voit Dante banni et Béatrice renoncer à son mariage — alors que la Béatrice historique a bien épousé un Simone de Bardi, et que le Dante historique était absent de la ville lors de sa prise par Charles de Valois. De fait, c’est l’acte peut-être le plus faible dramturgiquement, car Bardi qui s’inquiète au début de l’acte de l’éventuelle entrée d’ « étrangers » dans Florence, s’en réjouit moins d’une demi-heure plus tard. L’acte III, en revanche, est le plus riche : Dante s’y endort sur la tombe de Virgile pour, dans un immense rêve, voir l’Enfer sous la houlette de son illustre guide, pour apercevoir le Paradis et Béatrice. L’acte IV, enfin, revient à la réalité, et dénoue l’intrigue entre Dante, Béatrice et Bardi — nous laissons au lecteur le loisir de découvrir comment.

Musicalement parlant, tout cela commence « en force », avec l’agitation de la politique Florentine. L’œuvre s’ouvre sans que l’auditeur ait le temps de se préparer : sur une pédale des contrebasses, les autres parties de cordes, en octaves et unissons, montent par degrés chromatiques, et après une vingtaine de mesures d’introduction orchestrale, un double chœur oppose les Guelfes et les Gibelins, qui chantent les mêmes invectives. Le chromatisme demeure omniprésent durant tout ce premier chœur, suggérant quelque chose d’infernal — une sorte de « L’enfer c’est les autres » avant Sartre ? De fait, quand les damnés apparaîtront pendant le Rêve du Dante, on retrouvera ce chromatisme, mais plus lent et bien plus terrifiant : à l’activité bouillonnante du monde des vivants répond le temps long, l’éternité de celui des morts. Notons que le même chromatisme rapide accompagnera la dernière apparition des Guelfes et Gibelins dans le finale de l’acte II.

Après ce long double chœur, Dante arrive. Il est le premier soliste à se faire entendre, ce sera aussi le dernier personnage à avoir la parole ; le personnage éponyme est aussi le plus présent de l’œuvre, celui autour de qui tout tourne, celui, aussi, qui constamment se détachera de la masse, comme lors de cette première apparition. Ici, il invite à la réconciliation : la belle ville de Florence, chante-t-il dans sa romance, vaut mieux que ces vaines querelles ! Romance ? La forme s’ouvre cependant, et à peine le poète a-t-il chanté le mot « ressentiment » que l’orchestre reprend le motif du chœur des querelleurs. Mais les deux chœurs se réunissent pour de fort belles pages idylliques : « nous pourrions être heureux en nous donnant la main », chantent-il, aimablement accompagnés par un gracieux motif des violons. C’est ainsi que les formes apparemment closes servent en fait de structures sans réellement cloisonner ; elles offrent à l’auditeur des repères appréciables.

Quand entre Simeone Bardi, un motif léger se fait entendre, caractérisé en particulier par une rapide broderie par en bas, ponctué par les bassons qui suggèrent la marche du notable. Bardi repartira accompagné de ce même motif qui semble mimer le « bon citoyen ». On le retrouvera dans sa grande scène de l’acte II (en particulier, comme ici, au début et à la fin, faisant structure une fois de plus), avec un accompagnement tout différent qui lui donnera un tour plus torturé. On le retrouvera encore quand Bardi viendra trouver Virgile au début de l’acte IV, mais cette fois resserré, urgent. Ces reprises motiviques, sans pousser le « vice » jusqu’au leitmotiv wagnérien, structurent les scènes et apportent à la partition une indéniable fluidité.

Pour d’autres personnages, c’est une instrumentation qui reviendra volontiers, comme les flûtes et la harpe pour Béatrice, qui, une fois « divinisée » par son apparition dans le Rêve, sera accompagnée par un solo de violon dont elle chantera elle-même la mélodie à la fin de l’œuvre. Parlant d’orchestration, signalons, dans le finale de l’acte I, la sonorité originale de l’association des hautbois, clarinettes et trompettes. Rarement m’as-tu-vu, l’orchestration de Benjamin Godard est souvent efficace. Ainsi, l’acte III commencera dans des teintes pastorales confiées aux vents. Un peu plus loin, pendant la Nuit qui ouvre le Rêve, Godard donne toute l’importance aux cordes comme pour ménager l’effet terrible par lequel il veut signaler la vision de l’enfer. Dans le chœur des damnés, l’orchestre et le chœur alternent quasiment, offrant ainsi au chœur une place toute particulière sans pour autant brimer l’orchestre… On sent parfois l’héritage de Berlioz, par exemple dans certains passages du Tourbillon infernal qui peuvent faire penser au dernier mouvement de la Symphonie fantastique, « Songe d’une nuit de sabbat ». Il y a même, et en particulier dans le Rêve du Dante, des accents quasi hollywoodiens, cinématographiques. Bref, tout cela est terriblement efficace et, comme le disait Esa-Pekka Salonen à propos d’Elektra de Strauss : professionnel.

Godard a également le soin de varier les ambiances. Ainsi, après les tourments de l’acte II et avant ceux de l’enfer, l’entracte est une vive et envoûtante tarentelle, et l’acte III s’ouvre sur une scène fort aimable entre un vieillard et des écoliers qui chantent une Ode à Virgile — joli morceau — vient apaiser l’auditeur avec beaucoup de charme. C’est qu’il faut se ménager un contraste avec la scène de Dante seul, avant son rêve, et avec le Rêve lui-même, cœur de l’ouvrage, véritable morceau d’anthologie… Si le poète aperçoit le Paradis, c’est brièvement, et la fin du Rêve fait plutôt penser à l’enfer, avec le retour des percussions et des motifs rapides. Serait-ce encore une manière d’assimiler le monde réel dans lequel il retombe à une sorte d’enfer ?

L’entracte qui conduit au quatrième acte résume brièvement le rêve avant de laisser la place à une scène d’aube tout à fait délicieuse, où l’on signalera un fort beau solo de flûte — ici très chaleureuse — et un chœur a cappella sans paroles rejoint ensuite par le hautbois solo. Signalons encore le prélude pour le second tableau — qui devait laisser le temps pour changer de décor —, bien caractérisé. Dans ce dernier tableau, Godard a évité la classique scène de couvent avec chœur de nonnes obligées, mais a doté Béatrice d’un grand air comme en avaient eu Dante et Bardi plus tôt dans l’œuvre — car l’œuvre ménage ainsi des « morceaux » pour les chanteurs.

Les chanteurs, justement. Les habitués de la collection « Opéra français » ont déjà entendu Edgaras Montvidas à qui revient le rôle titre. Il campe un Dante ardent, passionné, avec une voix musclée et souvent tendue. Le chant est très dramatique. Relevons ainsi les trois « Non ! » quand le personnage voit les Damnés pendant le rêve, notés « avec terreur » et véritablement terrifiants. Il fallait absolument réussir cela et Edgaras Montivas le réussit. Il se montre par ailleurs très attentif à la partition et en respecte admirablement bien les nuances. Toutefois, les aigus semblent parfois tirés et un peu trop couverts, et certaines voyelles sont altérées, ce qui rend certains mots incompréhensibles — quoique l’articulation soit dans l’ensemble excellente. Bref, malgré quelques réserves, l’on peut dire que le chanteur livre une incarnation convaincante du personnage brossé par Godard et Blau.

Face à lui, le baryton Jean-François Lapointe est un Bardi souvent bonhomme, à la voix ronde, assez pleine, aisée mais réservée. Andrew Foster-Williams, dans un registre un peu plus grave, a moins de séduction mais plus de caractère, comme il convient, au fond, aux deux personnages qu’il interprète (un Vieillard et l’Ombre de Virgile).

Chez les dames, le trio est « gagnant », avec d’abord, bien sûr, la Béatrice de Véronique Gens dont l’articulation est impeccable et à qui la tessiture semble convenir idéalement, exploitant toutes ses ressources. Il est notable que le rôle de Béatrice est écrit presque à la même hauteur que celui de Gemma, mais qu’ici, les deux chanteuses ne se confondent jamais. Véronique Gens est une honorable matrone drapée dans la pudeur, dans la « gravité », quand Rachel Frenkel (Gemma) se pare d’un très beau timbre, ne sacrifiant pourtant pas l’articulation, et d’un chant plus sensuel, plus terrien aussi. En somme, dès le départ, l’une est dans ce monde et l’autre n’y est déjà plus.

Signalons encore le bref rôle de l’Écolier, limité à l’Ode à Virgile que chante avec grâce Diana Axentii — timbre chaud, rond, riche, qui rend délicieuse cette pièce qui n’aura pu être que décoration.

Mais elle n’y est pas seule : le chœur, très sollicité dans une bonne partie de l’œuvre, est un allié de poids. Le Chor des Bayerischen Rundfunks est exemplaire de variété. Il faut pouvoir incarner tantôt des Gibelins et des Guelfes hargneux, tantôt des damnés torturés, tantôt de champêtres écoliers honorants Virgile et tantôt les âmes du Paradis : ce chœur y réussit avec un indéniable brio, variant le son sans jamais perdre la rondeur.

L’orchestre est précis, efficace, et sait se doter de belles couleurs, parfois vertes, inattendues. On a déjà signalé de nombreuses pages orchestrales réussies, et c’est dire assez la qualité du travail mené : loin d’être de simples intermèdes, ces préludes, nuits et autres changements de décors font autant partie de l’œuvre que les airs et duos. Ulf Schirmer est évidemment l’artisan de cette réussite, par une direction fluide et sans vanité, attentive aux originalités d’orchestration, mais surtout à faire avancer le drame et à en dessiner le mouvement. Tout au plus pourrait-on souhaiter qu’il traçât certains angles avec plus de vigueur.

Avec ce Dante, plus d’excuse pour ne pas connaître Godard ! Merci Père Noël, euh… Palazzetto Bru Zane.

INFORMATIONS

Benjamin Godard : Dante

Edgaras Montvidas, Dante
Véronique Gens, Béatrice
Jean-François Lapointe, Bardi
Rachel Frenkel, Gemma Andrew Foster-Williams, l’Ombre de Virgile, un vieillard

Chor des Bayerischen Rundfunks
Münchner Rundfunkorchester
Ulf Schirmer, dir.

Livre et 2 CD, 65’52 + 75’20, Palazzetto Bru Zane / Ediciones Singulares, 2017.

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