Figures des passions

par Loïc Chahine · publié mardi 12 septembre 2017 ·

Le nom de Louis Couperin s’est acquis aujourd’hui une renommée presque comparable à celle de son illustre neveu, François. Mais quid de ses contemporains, comme Jacques Champion de Chambonnières, que l’on cite, que l’on révère parfois, mais que l’on enregistre relativement peu ? Ces deux compositeurs et quelques autres comme d’Anglebert, Froberger ou, moins connus, Jacques Hardel et Germain Pinel, sont au cœur du disque de Giulia Nuti, Le cœur et l’oreille, consacré au manuscrit Bauyn, source essentielle pour la musique de clavecin du xviie siècle français — un disque vers lequel tout semble porter, depuis ce programme alléchant jusqu’à l’aimable toile des frères Le Nain (peut-être Antoine, ici), La Danse d’enfants, en passant par le clavecin employé, un original de Louis Denis.

Ce clavecin parisien, surnommé « Le Hanneton » à cause d’un motif de sa décoration, et daté de 1658, se trouve donc idéal pour la musique de Louis Couperin et de Chambonnières, et c’est lui qui, si l’on en croit ce qu’elle écrit dans l’intéressante notice du disque, a guidé Giulia Nuti dans bien des choix artistiques, en particulier de tempo : « le son reste constamment plein, présent et riche pendant un temps étonnamment long », écrit-elle, et d’ajouter : « J’ai été particulièrement surprise de voir que je mettais sensiblement plus de temps à jouer une œuvre que sur d’autres clavecins : c’était extrêmement souhaitable pour pouvoir savourer l’écriture harmonique des pièces qui reposent sur la résonance que créent les accords ».

De fait, on est frappé par la qualité de l’attention que Giulia Nuti porte à tout moment à la résonance. C’est sans doute là que réside l’impression, omniprésente, que le tempo est juste, que rien ne traîne ni ne se presse inconsidérément. L’emploi du mot « savourer » ne saurait être anodin non plus : on a l’impression que chaque pièce a été savourée par la claveciniste autant qu’elle l’offre à déguster à l’auditeur, en donnant à entendre toute la richesse de l’instrument. Le jeu sait se montrer puissant et faire sonner le beau clavecin de Louis Denis dans toute sa force, sans aucune dureté pour autant.

Mais ce disque s’intitule Le cœur et l’oreille, et ne se repaît pas que de beau son (l’oreille) : il y a aussi le cœur. Le cœur est pris à partie dès le prélude initial de Louis Couperin en fa majeur ; l’auditeur s’accroche à son siège et il sent quelque chose se fendre ; s’il se laisse aller à l’empathie avec ce qu’il entend, son regard en sera affecté (pensons aux figures des affects gravées par Le Brun), de même que son souffle. Bref, avec ce prélude en fa, on est scotché et on est pris aux tripes. Ce sentiment de fascination profonde ne se dément pas dans la suite du disque, dont on suit les mouvements avec délectation.

Ceci grâce, sans nul doute, à un sens consommé de la rhétorique qui fait que le discours se déploie et parvient, même dans les pièces mesurées, à surprendre et à toucher. Les arpègements du premier prélude sont splendides et poignants. Plus loin, tout différemment, Giulia Nuti charme avec la charmante mélodie du Rondeau de la suite en fa de Chambonnières, aimablement conduite. Les ornements sont impeccables et subtilement variés ; il suffit d’écouter deux tremblements dans la Chaconne en fa de Chambonnières (piste 7) ou à la fin de l’Allemande de Jacques Hardel (piste 8), ils ne sont pas tout à fait identiques. Dans cette même allemande, certains départs de phrase prennent l’auditeur de court, comme dans l’urgence, comme pour souligner le caractère douloureux (voire doloriste) de la pièce. Quand le jeu se fait poétique, par exemple dans la Sarabande grave en forme de gaillarde de d’Anglebert, c’est toujours sans mièvrerie. La souplesse, ominprésente, est sans mollesse.

S’il est, on l’a dit, dénué de dureté, le toucher sait être impérieux ici (Gavotte de Hardel avec Double de M. Couperin), l’élocution se radoucir là (Sarabande de Germain Pinel, piste 18) — d’ailleurs quand on commence à parler de l’élocution du clavecin ou de la claveciniste, c’est déjà que le pari est réussi. Il faudrait parler de telle note à tel endroit, de telle inflexion, signaler mille détails qui ne se peuvent décrire… Citons encore le mystère dont se nimbe ici le célèbre « Tombeau de Mr de Blancrocher », dont la claveciniste livre une version magistrale.

Magistral, oui, en y réfléchissant ce disque le paraît car il pourrait être une leçon, mais il semble n’avoir jamais à cœur de démontrer, car il ne montre pas, il ne pointe pas du doigt, il ne force pas à réfléchir : tout se fait pour, comme le clame le titre, le cœur et l’oreille, tout se fait du haut d’une maîtrise éclatante de l’instrument, des œuvres jouées, des affects et de leur rhétorique, jusqu’à l’ultime Passacaille (en sol mineur) de Louis Couperin qui semble une péroraison récapitulative des beautés par lesquelles on a passé pendant une heure et quart que dure le disque.

Giulia Nuti signe ici un disque qui nous semble appelé à devenir une référence.

Extraits

Louis Couperin, Prélude

Louis Couperin, Tombeau de M. de Blancrocher

INFORMATIONS

Le cœur & l’oreille. Manuscrit Bauyn

Œuvres de Louis Couperin, Jacques Champion de Chambonnières, Jacques Hardel, Jean-Henry d’Anglebert, Johann Jaco Forberger, René Mesangeau et Germain Pinel.

Giulia Nuti, clavecin de Louis Denis, Paris, 1658.

1 CD, 74’24, Arcana (Outhere), 2017.

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