Il n’y a pas si loin du Concert Spirituel à l’Opéra

par Loïc Chahine · publié lundi 22 mai 2017 · ¶¶¶¶

Des neuf opéras de Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville, voici le tout premier, créé en 1742, Isbé — à ne pas confondre avec Issé de Destouche, 1697. Mondonville est alors bien connu comme violoniste virtuose — il utilise d’ailleurs les « Sons harmoniques » qui donnaient leur titre au recueil de ses sonates pour violon et basse « œuvre 4e », en 1735, dans Isbé à l’acte III —, et également comme compositeur de motets qui font les délices du Concert Spirituel. Quelques années plus tard, en 1749, son Carnaval du Parnasse éclipsera la première version de Zoroastre de Rameau ; et encore un peu plus tard, en 1753, en pleine Querelle des Bouffons, sa pastorale Titon et l’Aurore sera prise comme rempart et modèle par les partisans de la musique française contre les assauts de la Serva padrona.

Si les motets et Titon et l’Aurore ont déjà bénéficié d’enregistrements réussis, ainsi que Les Fêtes de Paphos, le reste de la production lyrique de Mondonville est resté dans l’ombre. On ne peut dès lors que se réjouir de l’exhumation discographique d’Isbé ; mais il ne s’agit pas d’une rareté qui n’ait d’intérêt qu’historique, loin de là : la musique est à la hauteur des attentes que pouvaient susciter les disques ci-devant cités. Tout Mondonville est déjà là, avec en particulier un goût prononcé pour l’italianisme dans les progressions harmoniques, dans le côté « roulant » de bien des danses et des chœurs, dans l’efficacité des formules mélodiques qui privilégient l’énergie au charme. Oui, avec Mondonville, « il faut que ça avance ».

Ce qui frappe, dans la musique d’Isbé, outre cette italianité francisée, c’est l’abondance d’airs ; elles sont loin, les « steppes de récitatif » dont on a pu parler pour d’autres opéras français, et Mondonville laisse ici peu de passages accompagnés de la seule basse continue, de sorte que l’orchestre devient véritablement le support du chant. Les chœurs, comme dans les motets, allient un contrepoint performant et un indéniable épanouissement sonore.

Le Purcell Choir et l’Orfeo Orchestra n’en sont plus à trouver leurs marques dans la musique française ; après des Fêtes de Polymnie plus que prometteuses en 2015, quoiqu’à la distribution inégale, puis quatre grands motets de Mondonville en 2016, une étape nouvelle est ici franchie : plus de diversité, plus de couleurs orchestrales, la nécessité de faire vivre le drame, de caractériser des personnages…

C’est toujours la même rondeur orchestrale et chorale qui est mise en avant, avec une sonorité fort reconnaissable qui ne recule pas devant certaines verdeurs, qui ne recule pas non plus devant la « masse » sonore — ce en quoi les effectifs pratiqués à l’Académie royale de musique ne peuvent que lui donner raison —, une masse toutefois sans lourdeur. Bref, un assemblage réussi de puissance et de dynamique, qui n’oublie pas non plus d’être délicat dans les nombreux airs éthérés, où la basse se tait et où la partie la plus grave est celle de violons.

Si la direction de György Vashegyi réussit cela et, d’une main habile mêle tous ces ingrédients, on aurait pu souhaiter davantage de drame et de caractérisation dans les parties les plus théâtrales. La faute, aussi, à un livret relativement indigent qui brode cinq actes sur une histoire au fond assez convenue : Isbé aime Coridon, Coridon aime Isbé, mais Isbé est également courtisée par Adamas, lequel est « chef des Druides, souverain et Grand-Prêtre », quand Coridon n’est qu’un simple berger. La fin est on ne peut plus prévisible : le Grand-Prêtre, après avoir failli céder à une fatale colère, cède héroïquement la place au berger — ce qui rappelle Callirhoé, sauf qu’Adamas n’a même pas besoin de se suicider.

Les chanteurs, tout excellents qu’ils soient, ne peuvent donner une absolue profondeur à ce livret, mais heureusement, la musique est à chaque instant remarquable, et c’est là qu’ils puisent pour rendre leurs personnages attachants. On remarque particulièrement Reinoud van Mechelen en Coridon : timbre somptueux, technique impériale, articulation impeccable, il donne à chaque phrase du chant un charme auquel on résisterait difficilement. Face à lui, Katherine Watson ne manque pas d’aplomb ni de délicatesse, avec un timbre légèrement acidulé et une sentimentalité permanente — là est la faiblesse de son personnage, de sorte que le titre de premier rôle féminin — c’est tout de même elle qui donne son nom à l’ouvrage — lui serait presque disputé par l’admirable Chantal Santon-Jeffery à qui revient le rôle de Charite ; à elle les airs brillants à l’italienne aux maximes enchanteresses comme « À quoi sert-il d’être fidèle ? » ou « Le plaisir est nécessaire », à elle l’air aux « petits oiseaux » — bref, la drague la plus éhontée, et la plus efficace, car nous ne saurions cacher notre coupable penchant pour l’art de Chantal Santon-Jeffery qui parvient toujours à rendre palpitant ce qui pourrait n’être qu’une gentille musique de divertissement ; parce que la beauté du timbre ne se perd jamais dans les difficultés techniques, non plus que la conduite du phrasé, non plus que la clarté de l’articulation, parce qu’elle parvient toujours à y laisser entendre un caractère solide, elle est aujourd’hui celle qui chante le mieux cette musique. Pour autant, qu’il nous soit permis ici de souhaiter qu’elle ne soit pas réduite à ces galanteries.

En « méchant » Adamas, Thomas Dolié fait avant tout valoir les tourments de son personnage ; on se demande s’il ne manque pas un peu, par moments, de noirceur ou de virulence. Ce n’est pas si grave, car il transmet à l’auditeur l’expression d’une âme inquiète.

Parmi les rôles secondaires, signalons surtout Rachel Redmond qui déploie, comme Reinoud van Mechelen et comme Chantal Santon-Jeffery, mais dans un registre plus léger, un charme infini. Son petit air « Imitez-nous » (acte IV), où mille agréments indescriptibles sont répandus, est l’un des nombreux régals de cet enregistrement.

On l’aura compris, plus qu’un théâtre, Isbé est avant tout une fête perpétuelle : fête du chant, fête de l’orchestre, fête du chœur. On se plaît à rêver que suive, un de ces jours, Le Carnaval du Parnasse

Extraits

Acte IV, Duo « Voyez couler mes larmes » (Coridon, Isbé)

Acte IV, air « Imitez-nous, imitez les Zéphyrs »

« Triomphez et rendez hommage » (Iphis, chœur)

INFORMATIONS

Mondonville : Isbé

Katherine Watson, Isbé
Reinoud Van Mechelen, Coridon
Thomas Dolié, Adamas
Chantal Santon-Jeffery, la Volupté, Charite
Alain Buet, Iphis, 3e Hamadryade
Blandine Folio Peres, la Mode, Céphise
Rachel Redmond, l’Amour, Clymène, une Bergère, une Nymphe
Artavazd Sargsyan, Tircis, 1re Hamadryade, un Dieu des bois Márton Komáromi, 2e Hamadryade

Purcell Choir
Orfeo Orchestra
György Vashegyi

3 CD, 61’25 + 48’55 + 63’04, Glossa (avec le soutien du CMBV), 2017.

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