« Quelque Mélophilète vous applaudira »

par Loïc Chahine · publié mercredi 5 aout 2015 · ¶¶¶¶

Quand j’ai pris le disque Un salon de musique de l’ensemble Résonances, on m’a dit que c’était un excellent choix, « qui malheureusement n’est pas des plus faciles à défendre ». Pourquoi ? Sans doute parce que la musique baroque française, et surtout la musique de chambre, reste relativement mal connue du public et qu’elle est d’une sobriété difficile à aborder pour nos oreilles qui ont passé par des musiques plus expansives. Même chez les noms fameux, qui sont d’ailleurs ceux qui généralement se sont fait connaître à nous principalement par leur instrument, comme François Couperin, Marin Marais ou Jacques Hotteterre, on oublie les œuvres qui ne sont pas des « pièces pour un instrument seul avec la basse continue » ; on connaît bien « Les Silvains », on n’oublie pas « Les Barricades mystérieuses », mais on laisse aisément de côté Les Nations, Les Goûts réunis et les Apothéoses. La musique pour deux dessus et basse constitue pourtant une part importante du répertoire, un répertoire qui ressent vivement l’influence de l’Italie, et qui fleurit particulièrement dans les salons, qu’il soit joué par des professionnels. On peut penser aux Mélophilètes, “concert” fondé par Pierre Crozat (dont le salon était fréquenté, entre autres, par Watteau), qui prônent, comme Couperin, la réunion des goûts ; ainsi dans une petite comédie intitulée Le Triomphe des Mélophilètes, l’on joue « quelques beaux morceaux de Lully et un grand Concert de Corelli », pour être « charmé [de] la France et [de] l’Italie ».

Il est clair que le marché de la musique imprimée change à la fin du xviie siècle et que les recueils instrumentaux, auparavant plutôt rares en France, se généralisent : seul le premier des cinq livres pour la viole de Marais est publié avant 1700, et ce sont dans les années qui suivent que paraîtront les pièces de Michel de La Barre, de Jacques Hotteterre et des autres — un répertoire qui s’est progressivement construit et qui accède à la publication, comme en témoigne par exemple l’édition à titre posthume de pièces (en duo, c’est-à-dire pour un instrument et la basse continue, ou en trio, pour deux et la basse) de Pierre Gautier de Marseille : ses Symphonies paraissent en 1707, alors qu’il était mort en 1696, c’est-à-dire assez peu de temps après la parution du premier recueil de trios en France, les Pièces en trio de Marais, en 1692. Suivront ensuite des pièces du même genre de ceux-là mêmes qui illustrent si bien le répertoire de la flûte avec la basse continue : Hotteterre, La Barre, Dornel… Oh, bien sûr, il y avait déjà des trios auparavant, par exemple pour le coucher du roi (un manuscrit de Philidor en recueille), mais à partir des années 1690–1700, ils sont publiés : c’est-à-dire qu’ils sont livrés aux amateurs qui veulent les faire chez eux, et ne se contentent plus de circuler entre musiciens, entre gens de l’art.

Car c’est bien plus aux amateurs qu’aux professionnels que s’adressent, en premier lieu, les partitions imprimées. Il suffit de penser aux préfaces où Michel de La Barre explique comment jouer de la flûte traversière un peu différemment selon les tonalités (dans son Premier Livre) où aux avertissements de Marin Marais qui a soin dans son Quatrième Livre de séparer les pièces en deux parties, celles qui sont “faciles” et celles qui s’adressent à des violistes confirmés, ou qui dans son Cinquième marque par un signe distinctif celles qui sont plus difficiles. C’est peut-être là l’un des éléments qui rend cette musique si difficile à défendre : elle est, en fait, plutôt facile — et c’est particulièrement vrai des trios. C’est une musique faite pour être accessible aussi bien du point de vue de l’exécution que de la compréhension. Les Français se plaisent au petites formes aisément intelligibles. Ce n’est pas un hasard si au départ, les mouvements en forme de danses dominent. Même quand l’influence italienne se fait sentir et quand les suites deviennent des sonates, les mouvements restent relativement brefs — dans le présent disque, la plupart durent moins de trois minutes. Car si les Français aiment manifestement la répétition (il suffit de penser aux reprises, il suffit de penser aux chaconnes et passacailles dont le principe même est la répétition d’une même basse d’une part, et dans lesquelles chaque thème est joué presque à l’identique deux fois d’affilée), cela ne signifie pas le bavardage. Au fond, tout se passe comme s’ils faisaient leur le début des Caractères de La Bruyère : « Tout est dit », on ne fait donc que répéter, redire ce qui a déjà été dit et qui est digne qu’on le dise encore parce que c’est beau. On peut encore penser aux fables de La Fontaine : j’en ai moi-même fait l’expérience, plus on répète certains passages, plus on les aime, parce que plus on les goûte.

À cet égard, la sonate en trio de Dornel qui figure dans ce Salon de musique — la troisième du livre de 1713 — est très représentative. Bien sûr, les thèmes sont savamment choisis, bien sûr, l’écriture est très bien faite, mais tout cela semble couler de source. Si l’on ressent une influence italienne — la sonate est en quatre mouvement, dont le second est une fugue —, le côté français n’est pas absent, puisque le troisième mouvement, « Lentement », est une espèce de sommeil — avec ses croches « pointées et coulées » — qui ira s’achever — comble des goûts réunis — par une transition vers le mouvement suivant qu’on aurait pu trouver à l’identique chez Corelli ou Händel. La « Chaconne gracieuse » qui suit est encore une fois très caractéristique de l’art consommé de Dornel : le premier dessus énonce un thème, deux fois (c’est une chaconne), puis c’est le second dessus qui le joue tandis que le premier joue un contrechant, de sorte qu’ayant déjà connaissance du chant, on l’apprécie d’autant mieux.

C’est peut-être pour cette raison — parce qu’elle répète avec plaisir des choses simples, parce qu’elle ne cherche pas l’originalité, parce qu’elle ne cherche pas à surprendre — que la musique baroque française paraît si familière — non pas vraiment qu’elle devienne familière, mais qu’elle semble l’être immédiatement ; de là vient aussi qu’elle ne s’affaiblit pas vraiment au fil des écoutes : puisqu’il n’y a pas à proprement parler d’éclats, de surprises, il n’y a pas de “déflorage” d’effets nouveaux qui ne seraient plus nouveaux au bout de la deuxième fois. Cela implique évidemment de la part des interprètes qu’ils ne cherchent pas à en faire ; cela implique une certaine modestie, une certaine réserve. Alors vous pensez, nous qui avons l’habitude des épanchements…

Ces pièces ont trouvé dans l’ensemble Résonances des interprètes de choix, parce que justement ils évitent les effets superflus. De même que la musique est très bien faite, c’est ici très bien joué, point. Il faut réfléchir pour véritablement mettre le doigt — ou l’oreille — sur les qualités, tant il y a d’évidence.

Première qualité, le programme est bien fait ; les pièces sont bien choisies, assez variées mais pas trop, sinon ça n’aurait plus été cohérent. Ce qui n’est pas pour déplaire, c’est que plusieurs chaconnes et passacailles sont disposées tout au long de son programme : ça commence et ça finit avec des passacailles de Marais (en mi mineur au début, en sol mineur à la fin), et au milieu on a deux chaconnes à deux temps, comme la mode s’en instaure progressivement au xviiie s., la première chez Pierre Danican Philidor, la seconde chez Louis-Antoine Dornel, et encore une chaconne (à trois temps) de Robert de Visée. Il est évident que les musiciens français de cette période ont goûté cette forme — il suffit de penser que dans les Pièces en trio de Marais, presque chaque suite a la sienne (seule la quatrième en est exemptée), et certaines en ont même deux, et pas des petites en plus : celle de la première suite, en ut majeur, compte 337 mesures (elle occupe un bon tiers de la suite à elle toute seule), celle en sol mineur (qui clôt le présent programme) en compte “seulement” 245, et elle est encore suivie, originellement, d’une « Petitte Passacaille » de 133 mesures. C’est donc certainement la preuve qu’on entre bien dans le dessein des compositeurs que de mettre en valeur ce qu’ils ont manifestement aimé faire aussi.

La diversité des formations séduit aussi. On ne peut que louer le choix de ne pas instrumenter à outrance, de ne pas, sous prétexte que les pages de titres affirment que c’est « pour les flûtes, ou violons, ou hautbois ou tous autres instruments », alterner flûtes, violons, hautbois, etc. Ici, les dessus sont des flûtes à bec, et cela suffit ; l’attention se concentre sur la musique, non sur l’instrumentation. Cela n’empêche pas une certaine variété. On entendra bien sûr des sonates en trio (outre les pièces de Marais choisies, une sonate de Hotteterre et une sonate de Dornel), mais aussi une petite suite de pièces pour la viole de Marin Marais, deux pièces de théorbe, une sonate-suite à deux dessus sans basse de Pierre Danican Philidor et une chose plus rare, une sonate en quatuor, celle de Dornel (du Livre de Simphonies de 1709). Là encore, si l’on regarde la page de titre, il semble clair que Dornel était très fier de sa sonate et que c’était un argument pour le livre : elle est indiquée en caractères presque aussi gros que le titre du recueil (et en bien plus gros que le nom du compositeur). On est heureux de l’entendre car c’est une très belle pièce, et le début, avec ses trois flûtes, a quelque chose d’inouï et de très touchant. On sait également grand gré — dites le à voix haute, vous allez voir, c’est un peu amusant à prononcer, grand gré — à l’ensemble Résonances d’illustrer la musique pour deux dessus sans basse, qui fit l’objet en France d’une importante production (Hotteterre publia trois suites, Philidor cinq, quant à La Barre, une vingtaine, sans parler de Montéclair) qu’on entend au demeurant bien rarement. Les deux flûtes de Marine Sablonnière et Julien Martin y sont si bien unies — on peut admirer, outre la parfaite justesse, la communauté de phrasé et de souffle, l’implacable synchronisation des ornements — qu’on y entend une espèce d’équivalent de la musique polyphonique pour violon seul, comme si une même flûte jouait plusieurs voix.

Ces mêmes qualités se retrouvent bien entendu dans les trios, où l’on entend un continuo élégant, jamais m’as-tu-vu — on goûtera la sobriété et l’efficacité de la réalisation d’Esteban Gallegos au clavecin et d’André Henrich au théorbe, et on signalera la basse de viole pleine de personnalité de Victor Aragon. Les tempos et les phrasés sont impeccables et l’ensemble Résonance distille une atmosphère raffinée, souvent légèrement douce-amère (plus de la moitié du programme est en mineur) et démontre, sans ostentation pourtant, à chaque instant ce qu’une absence d’épanchement et une noble réserve ont de touchant et d’intime. Ajoutons que la prise de son d’Hannelore Guittet, qui offre une bonne résonance, justement, mais pas trop de réverbération, sert également bien le propos.

Ce qu’il resterait à souhaiter, c’est que le Salon de musique de l’ensemble Résonances fasse un peu oublier ce que cette musique peut avoir de difficile à défendre pour nos oreilles contemporaines toutes remplies d’éclats et de pathos, et qu’il aura d’autres séances, car il y a encore plein de duos de Philidor et de trios de Dornel à enregistrer. Avec ce premier opus discographique, nous avons un fidèle compagnon pour attendre la suite.

Extraits

Dornel, Sonate en quatuor, 1er mouvement.

Dornel, Troisième sonate en trio, Chaconne gracieuse

INFORMATIONS

Un salon de musique

Marin Marais : extraits des Pièces en trio et du Troisième Livre de pièces de viole.
Jacques-Martin Hotteterre : Troisième sonate en trio (1712).
Pierre Danican Philidor : Troisième suite à deux dessus sans basse (1717)
Louis-Antoine Dornel : Troisième sonate en trio (1713) ; Sonate en quatuor (1709).

Robert de Visée : pièces de théorbes du manuscrit Vaudry de Saizenay.

Marine Sablonnière, Julien Martin, Evolène Kiener, flûtes à bec
Victor Aragon, basse de viole
André Henrich, théorbe
Esteban Gallegos, clavecin.

1 CD, 2014, NoMadMusic, 67’01.

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