Mercenaires de l’atticisme

par Wissâm Feuillet · publié dimanche 22 janvier 2017 · ¶¶¶¶

C’est un bien beau nom qu’ont choisi les musiciens de La Guilde des Mercenaires pour leur ensemble, un nom très prometteur, d’autant plus que le « casting » de cette nouvelle formation est prestigieux, mais un nom qui ne pouvait pas plus mal correspondre à leur premier disque : très beau disque, mais qui n’a absolument rien de « mercenaire » ! S’ils s’en fussent tenus à ces Ricercare de Bassano pour choisir leur nom, il eût mieux valu qu’ils se nommassent « La Guilde des Ascètes »... Rappelons que le ricercar est une forme instrumentale libre, très proche de l’improvisation (quasi synonyme de fantaisie ou de toccata). Les thèmes de ses ricercare, Bassano les trouve dans des chansons, des madrigaux et des motets antérieurs ou contemporains qu’il orne à l’envi en restant sobre et spirituel. Il s’agit donc de pièces originellement vocales, réécrites pour les instruments.

Ascétique, cette musique l’est par son épure extrême : peu de virtuosité démonstrative, une belle netteté, un son d’ensemble plein et substantiel. Mais surtout une véritable intensité dans les pièces les plus méditatives (les chansons ornées et les motets) telles que le très beau « Susanne un jour » qui ouvre le programme en donnant l’impression d’un déploiement infini, tout en retenue, presque religieux, à l’image du motet « Tota pulchra es » qui suit. Le cornet d’Adrien Mabire, fin et puissant, s’y élève avec élégance et profondeur, toujours distinct et juste, sur le tapis sonore apaisé qu’étendent Jean-Luc Ho, Marc Wolff et Jérémie Papasergio. La même puissance sereine se dégage du « Benedicata es » à quatre parties, où les instrumentistes ont choisi une formation en « brocken consort » qui mêle le violon, le cornet, le bassanello, la dulciane et l’orgue, annonçant là avec subtilité le style démonstratif qui règnera dans la musique instrumentale italienne de la première moitié du xviie siècle.

Bien que globalement sérieuse, affichant un air que l’on n’a pas de mal à dire spirituel, la musique de Bassano qui est ici présentée par La Guilde des Mercenaires a aussi quelques moments plus effusifs et joyeux, notamment dans certaines chansons et fantaisies : « Frais et gaillard » (véritable succès du xvie siècle), où François Lazarevitch est incisif au traverso Renaissance, « Ung gay bergier », ou encore certaines fantaisies (la 18 et la 20).

La partie du programme qui nous a semblée la plus faible — la plus difficile à écouter, peut-être — est à trouver du côté des pièces per strumento solo. En effet, les musiciens ont pris le parti de nous faire entendre, à plusieurs reprises, des ricercare pour instruments seuls, alternant fort heureusement les instruments dans leur interprétation et entrecoupant ces pièces d’œuvres polyphoniques. Ainsi a-t-on l’occasion d’entendre le violon, le cornet, les flûtes ou le bassanello sans accompagnement. Ces ricercare nous ont semblé plus secs, d’un abord un peu rude et, il faut le dire, plus ennuyeux, n’ayant pas la plénitude sonore, harmonique, et évidemment contrapuntique des pièces insieme. Adrien Mabire semble d’ailleurs le dire à mots couverts dans le livret, qualifiant ces ricercare de « mystérieux ». Nous ne cacherons pas qu’entendre le cornet sicco ne nous a pas absolument réjouis : cet instrument que nous affectionnons d’ailleurs particulièrement est résolument un instrument d’ensemble, destiné à chanter une ligne mélodique soutenue. Seul, il semble perdre de sa couleur, s’affadir, de même que le bassanello, sorte de chalumeau à anche double qui, selon Praetorius, fut inventé par Bassano, que nous avons découvert grâce à ce disque et à Elsa Franck, qui le joue à merveille. Cependant, ces ricercare sont joués sans bavure, avec dextérité et finesse, et ils ont le mérite de faire entendre le timbre particulier de chaque instrument utilisé pour jouer les lignes de dessus dans les pièces polyphoniques.

En somme, c’est un disque qui vaut le détour pour son ton à la fois libre et austère, parfois rigoureux mais aussi profondément inspiré. La maîtrise de la diminution dont font preuve ces musiciens aguerris, rompus à ce style, est remarquable. L’on passera, si l’on veut, les quelques ricercare pour instruments seuls, et l’on se délectera de l’écriture vertigineuse de certaines chansons et motets, qui s’écoutent les yeux fermés.

Extraits

« Tota pulchra es »

« Ung gay bergier »

INFORMATIONS

Giovanni Bassano  Ricercare per strumenti insieme

La Guilde des Mercenaires 
Sandrine Dupé (violon), Elsa Franck (flûte à bec et anches), François Lazarevitch (traverso), Jérémie Papasergio (anches), Marc Wolff (archiluth), Karolina Herzig (harpe et clavecin), Jean-Luc Ho (orgue, clavecin)
Adrien Mabire, cornets et coordination artistique

1 CD, L’Encelade, 2016.

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