Leçon d’ironie pianistique

par Loïc Chahine · publié mercredi 16 novembre 2016 ·

Il y a des figures dans l’histoire en général, et dans celle de la musique en particulier, qui semblent avoir joué de malchance. C’est le cas, par exemple, du compositeur tchèque Erwin Schulhoff : enrôlé dans l’armée autrichienne pendant la première guerre mondiale, il mourra de la tuberculose, prisonnier dans la forteresse de Wurzbourg en 1942… Comme le résume brillamment Michel Stockhem dans le livret du présent disque (qu’il faut lire), « il y a quelque chose de fatal dans la juxtaposition de certains qualificatifs : juif, allochtone (pour les Tchèques), homosexuel, cosmopolite, communiste. » Quelle personnalité étonnante ce devait être, pour composer, alors qu’il est sur le front russe en 1917, les cinq Grotesques, op. 17, ces petites pièces qui, toujours selon Michel Stockhem, « présentent de courtes séquences dansantes proches de l’univers du cinéma muet » Dansantes ? humoristiques ? On ne s’y trompe guère, et à vrai dire, on ne croirait guère à de l’insouciance, à un humour autre que jaune ou noir, et pour tout dire, nous avons même pensé au théâtre de l’absurde en les écoutant — le théâtre de l’absurde avec trente bonnes années d’avance.

Il faut dire que le pianiste Steven Vanhauwaert sait y distiller l’ironie, une ironie que l’on retrouvera dans plusieurs mouvement du cycle In Einer Nacht, Träume und Erlebnisse, op. 15 de Paul Hindemith : si le début est… nocturne, comme le titre l’indique, la nuit n’est pas que le royaume du calme des premiers mouvements, mais aussi celui de l’inquiétude, voire de l’inquiétante étrangeté qu’évoquent les cinquième, sixième et septième pièces (Ziemlich Schnell Achtel, puis Sehr lebhaft, flimmernd et enfin Nervosität). Cette Nervosität ne semble pas peinte de l’intérieur, du point de vue de celui qui est nerveux, mais décrite par celui qui regarde quelqu’un de nerveux. Que dire encore des Inezie d’Alfredo Casella ? Le titre (« Inepties ») parle de lui-même…

Oui, décidément, Steven Vanhauwaert a bien choisi son programme, car il excelle au sourire narquois, au regard vif. Ceci, sans doute, grâce à un toucher argentin et une absence totale de pathos, d’épanchement, même dans les pièces d’allure plus sentimentale, comme, toujours chez Hindemith, In der Art eines langsamen Menuetts, très retenu (le mot « menuet », évoquant un monde teinté d’étiquette, invitait sans doute à cette retenue). C’est cette même tenue qui fait que même les passages « grotesques », « burlesques » ont une allure ironique : c’est tendu, mais ce n’est pas déchaîné, ce n’est pas le rire gras…

Il paraît qu’en lisant La Métamorphose à un de ses amis, Kafka se bidonnait, et qu’il en allait de même avec le premier chapitre du Procès, à l’écoute duquel « tous furent saisis d’un rire irrésistible, et [Kafka] lui-même riait tellement que par instant il ne pouvait continuer sa lecture. » Et Max Brod d’ajouter : « Ce n’était certes pas un rire tout à fait franc et sans retenue. Mais il l’était en partie, sans que je veuille pour autant diminuer la prépondérance des impressions inquiétantes que nous produit cet étrange univers. » On pourrait appliquer sensiblement le même constat avec ce programme : on n’est pas pris d’un rire tout à fait franc et sans retenue ; on a même bien le sentiment d’un « univers étrange »… Mais même dans des pièces plus « premier degré » comme le premier mouvement de la belle Sonate en fa dièse majeur de Raymond Moulaert — compositeur peu connu, belge, « d’une plume très élégante » écrit Michel Stockhem, et nous approuvons totalement : c’est véritablement une très belle trouvaille que cette sonate, il la faut écouter —, un rictus semble, par-ci par-là, se laisser entrevoir.

Disons-le plus brutalement, plus vulgairement : on a l’impression que la musique se fout de nous, mais toujours avec l’air de celui qui, si on lui disait « tu te fous de moi », pourrait répondre, benoîtement, ouvrant de grands yeux et avec toujours un grand sourire, « mais non, pas du tout ». Et s’il y a du lyrisme — et du lyrisme, il y en a dans la sonate de Moulaert, et Steven Vanhauwaert ne le cache pas, et sa belle sonorité en exalte le plaisir —, on a tout de même l’impression que par moments, il se tourne vers nous pour nous faire signe : « eh, n’y croyez pas trop, quand même » ; même si, à la fin de l’Animato, on y croit… au début de la Rêverie, on y croit, car le plaisir du son est là, la poésie aussi… des harmonies troubles reviennent vite répandre un peu d’inquiétude, ou alors c’est le sautillement trop gentil pour être vrai des premières mesures l’Allegro non troppo vivo, enchaîné avec le mouvement lent précédent et qui vient donc l’interrompre.

Bref, tout au long du programme, Steven Vanhauwaert parvient à la fois à livrer l’intense plaisir du son et à le dépasser par une éloquence acérée. Par le choix des pièces comme par sa lecture alerte, il offre ici un disque non seulement agréable à écouter, mais surtout, et c’est plus rare, extrêmement stimulant pour l’esprit.

Extraits

Schulhoff, Fünf Grotesken, I.

Moulaert, Sonate en fa dièse majeur, I, Animato.

INFORMATIONS

Dispersion

Erwin Schulhoff, Fünf Grotesken, op. 41.
Paul Hindemith, In Einer Nacht, Träum und Erlebnisse, op. 15
Alfredo Casella, Inezi, op. 32
Raymond Moulaert, Sonate en fa dièse majeur
Louis Vierne, Poème des cloches funèbres : Le Glas

Steven Vanhauwaert, piano

1 CD, 73’19, Hortus, coll. “Les Musiciens et la Grande Guerre”, vol. 19.

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