De l’ombre à la lumière

par Loïc Chahine · publié lundi 17 octobre 2016 · ¶¶¶

Qui dit Louis Vierne pensera davantage à l’orgue qu’au piano : le compositeur fut en effet organiste de Notre-Dame de Paris depuis 1900 jusqu’à sa mort survenue en 1937. Cela ne l’a guère empêché de confier au piano des œuvres que l’on aurait tort de trop vite ranger dans les mineures. Toutes celles réunies sur ce disque datent de l’époque de la Première Guerre Mondiale. Vierne lui-même ne sera pas engagé comme soldat, mais il y perdra son frère, René, et son fils Jacques, pour qui il écrira le Quintette pour piano et cordes récemment défendu par l’ensemble Callioppe dans la même collection « Les Musiciens et la Grande Guerre » du label Hortus.

Trois cycles ont vu le jour pendant cette période : les denses et sombres Douze Préludes, op. 36 (été 1914 – juin 1915), les non moins intenses Trois Nocturnes, op. 35 (décembre 1915 – janvier 1916), et enfin, beaucoup plus légères, les Silhouettes d’enfants, op. 43 (1918), dans la lignée des Kinderszenen de Schumann par exemple.

Les Préludes, récemment enregistrés par Mūza Rubackytė font partie des œuvres phares du catalogue pour piano de Vierne. Sans répéter ce qu’en a dit notre collègue Wissâme Feuillet, ajoutons que, s’ils regardent davantage vers Debussy que vers Bach ou même vers Chopin, leur tonalité d’ensemble, période oblige, est très sombre. Frédérique Troivaux excelle à mettre en valeur la violence du désespoir qui pouvait être celle du compositeur qui sombrait dans la quasi-cécité et dont les fils étaient engagés comme soldats dans le conflit mondial. Le jeu est puissant (il pourrait l’être encore plus) et les intentions musicales sont claires. La pianiste excelle particulièrement dans les teintes les plus médianes voire « douces » (c’est-à-dire non-forte, car même dans cette « douceur », il y a de l’inquiétude, toujours). On apprécie comme les éléments de construction demeurent clairement en place, « suivables », par exemple dans le prélude « Seul… » qui clôt le cycle, et qui donne son titre au disque, qui se déchaîne sans jamais perdre de vue cette clarté de construction musicale, et va se terminer dans un calme conquis de haute lutte.

Le premier des Trois Nocturnes est dans la droite ligne, encore, des Préludes, mais déjà des accents élégiaques s’y laissent percevoir. On pense, dans ces Nocturnes, encore à Debussy, par des successions d’accord, mais aussi à Liszt, dans cet étirement de la ligne mélodique : ainsi, le motif chantant, le deuxième thème et son traitement dans « La nuit avait envahi la nef de la cathédrale » peuvent faire penser au thème dit parfois « de Marguerite » dans la Méphisto-Valse. « Au splendide mois de mai » est plus qu’un tableau, c’est tout une fresque… Quant à « La Lumière rayonnait », on apprécie sont lancinant motif d’accompagnement répété avec une espèce de poésie véritablement debussyenne (et l’on pense, là, aux Estampes). Frédérique Troivaux, ici peut-être plus encore que dans les préludes, démontre l’ampleur de son savoir-faire technique, tissant littéralement les voix et les textures, variant le toucher, et surtout de son savoir-faire narratif. Oui, on a le net sentiment que ces Nocturnes racontent quelque chose.

Elles racontent aussi quelque chose, les Silhouettes d’enfants de 1918, mais quelque chose de nettement plus léger. Après les ombres inquiètes des Préludes et des Nocturnes, la lumière reparaît avec ces saynètes ; l’ambiance est bien celle de l’enfance, avec une écriture presque néoclassique (elles s’achèvent dans « Gavotte dans le style ancien ») suggérant un apaisement. Frédérique Troivaux y garde toujours une espèce de classe. Cela sautille, cela danse aimablement, et apporte une note d’air frais. Manière de dire qu’en 1918, la guerre est finie et que les enfants doivent pouvoir à nouveau s’amuser ?

Extrait

Nocturnes, II, Au splendide mois de mai, lorsque les bourgeons rompaient l'écorce

INFORMATIONS

Louis Vierne, Seul…

Douze Préludes, Trois Nocturnes, Silhouettes d’enfants

Frédérique Troivaux, piano

1 CD, 75’07, Hortus, 2016.

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