par Loïc Chahine · publié mercredi 21 octobre 2015
Si l’on vous dit « Borgia », vous penserez peut-être à Victor Hugo (Lucrèce Borgia) ou à Donizetti (Lucrezia Borgia), au disque Lucrezia, la figlia del Papa Borgia de Patrizia Bovi et son ensemble Medusa, peut-être même à Nepi, puisque nous vous en avions parlé (et, bien sûr, vous ne ratez pas un article du Babillard), ou même à une série diffusée sur Canal+, mais il est peu probable que vous pensiez à un manga. Et pourtant, il y en a un, et non des moindres !
Nous l’avions repéré à cause de son titre sur la tranche — Cesare, un nom italien qui tranchait nettement sur les autres vocables du rayonnage —, puis sur la couverture : Cesare, il creatore che ha distrutto. Bien qu’il s’agisse bel et bien de la version française, et bien qu’en japonais, le titre soit… en japonais (cette phrase a l’air idiote, mais je crois qu’on s’est compris), c’est une version italienne qui a été choisie pour l’édition française — une expression qui sonne si parfaitement italienne, dans son espèce de lyrisme grandiloquent, qu’en soi elle suffirait à ce qu’on ouvre le tome 1 : elle semble se porter garante de l’esprit. (Parenthèse. Une bonne fois pour toutes, on ne dit pas Sé-za-RÉÉÉ, mais TCHÉ-za-ré, avec un accent bien marqué sur la première syllabe. Ceux qui continuent de dire Sé-za-RÉ iront au Purgatoire où, comme chacun sait, on ne joue que du Monteverdi sur instruments modernes.)
L’auteur(e)1, Fuyumi Soryo, avec la collaboration de Motoaki Hara, raconte dans les dix premiers volumes quelques années de la jeunesse de Cesare Borgia, alors qu’il étudie à l’université de Pise. Il y rencontre entre autres Giovanni de’ Medici, fils de Laurent le Magnifique, qui va devenir son allié, et un jeune homme, personnage fictif, par les yeux de qui l’on voit ce qui se passe, Angelo da Canossa. À ce moment-là, le père de Cesare, Rodrigo, n’est pas encore pape, mais cherche à le devenir. Cesare se trouve donc embarqué dans les intrigues familiales et en particulier dans les inimitiés du clan rival dirigé par Giuliano della Rovere. Au fil des pages, on croise, bien sûr, Lucrezia, la sœur, mais aussi d’autres personnages historiques qui jouent, dans le manga, un rôle plus ou moins important, comme Léonard de Vinci, Michel-Ange, Machiavel, Savonarole… mais aussi, à l’occasion de retours en arrière destinés à expliquer des évènements présents (et particulièrement dans le tome 7) ou l’arrière-plan idéologique, Grégoire VII, les Guelfes et les Gibelins, et Dante lui-même.
Car la grande force de Cesare, il creatore che ha distrutto, c’est qu’il ne se contente pas de s’ancrer dans un contexte vaguement historique pour inventer à plaisir les aventures romanesques de personnages rendus pittoresques par leur appartenance au passé — Cesare est la peinture de l’Italie de la fin du xve siècle, de son ambiance et de quelques personnages importants du temps. On sent que l’essentiel, c’est de raconter autant le personnage finalement assez énigmatique que fut Cesare Borgia que son époque et ses grands enjeux, de la Reconquista (les dix premiers tomes se passent autour de l’année 1492), l’ascension progressive du fanatisme savonarolien… Ainsi, on ne peut qu’admirer la rigueur avec laquelle les auteurs ont cherché à reconstituer certains éléments disparus, comme telle place de Pise qui a bien changé d’aspect depuis (la Piazza degli Anziani, aujourd’hui Piazza dei Cavalieri, dans le tome 6), tel élément de l’architecture de son église (le tombeau d’Henri VII, dans le tome 7), ou telle vue de la Chapelle Sixtine avant que Michel-Ange y intervienne (dans le tome 2). À la fin de la plupart des volumes, un appendice venant éclairer les méthodes de reconstitution et/ou des points d’histoire est proposé au lecteur, qui y apprend ainsi qu’une des premières questions posées par Fuyumi Soryo au spécialiste de l’Italie de la Renaissance et de Dante Motoaki Hara (il est entre autres le traducteur en japonais de la Divine Comédie) fut de savoir si une ceinture qu’elle avait dessinée pour un personnage était crédible pour l’époque ! On souhaiterait que d’autres créations « en costumes », et en particulier au cinéma où les budgets sont tout de même tout autres, bénéficient du même sérieux.
Au demeurant, et même s’il y a un peu de délayage par endroits — ah ! ces plans typiquement mangas où l’on voit dans une case le visage d’un personnage en regardant un autre, dans la suivante le visage de l’autre, etc. —, si le personnage d’Angelo est assez topique lui-même — ah ! le jeune homme si maladroit, si pur et si fasciné par le héros mystérieux —, on ne saurait reprocher ces éléments qui, selon moi, participent de la caractérisation du genre, et que l’auteur(e) dépasse assez vite après le premier tome. L’intrigue est bien menée, on a assez envie de savoir ce qui va arriver, mais sans « tricher », c’est-à-dire sans aller voir dans un livre d’histoire. On peut donc dire que si la recréation du cadre est réussie, la conduite de la narration ne l’est pas moins.
À la fin du tome 10, les personnages quittent Pise, leurs études y sont terminées. Comment la série va-t-elle évoluer dans un univers qui n’est plus étudiant mais adulte ? C’est ce que nous allons découvrir dans le tome 11 qui, nous venons de l’apprendre, est paru il y a peu.
Nous nous sommes posé la question d’un complément musical. Quelle musique sonnait à cette époque en Italie du Nord, éventuellement à Rome pour les épisodes qui s’y passent ? Florence et Pise sont bien loin d’Ockeghem, et les grands noms du xvie siècle, Clément Janequin en tête, sont encore bien jeunes. Le grand compositeur de l’époque, c’est Josquin Desprez, qui est justement à Rome de 1489 à 1495. Par ailleurs, pour des pièces plus festives, il nous paraît que ce qui « colle » le plus, aussi bien chronologiquement que géographiquement, est le programme jadis consacré à Lorenzo il Magnifico par l’ensemble Doulce Mémoire. On pourra également puiser certaines pièces dans le superbe Maggio valente (Canzoni e danze nelle corti italiane tra Medioevo e Rinascimento de l’ensemble Micrologus. Comment enfin ne pas signaler l’élégant CD Henrich Isaac de la Capilla Flamenca ? Heinrich Isaac, contemporain de Desprez, fut au service des Médicis de 1480 à 1494, et reviendra passer les dernières années de sa vie à Florence.
1. Nous n’avons pas décidé si nous souhaitons utiliser l’orthographe féminine de ce mot, attendu que l’usage ne l’a pas encore pleinement consacrée. ↑
INFORMATIONS
Ki-oon, 2013.
Dix volumes parus en français en 2013 et 2014 (en langue original de 2006 à 2013). Le volume 11, publié en japonais au début de l’année, est paru en septembre 2015 en traduction française.
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