par Loïc Chahine · publié vendredi 23 mars 2018
L’illustration de couverture est déjà étonnante. La quatrième de couverture annonce la couleur : « Ceci est un conte grivois. Vous y trouverez de la baise sans rime ni raison, des meurtres, des fessées, des mutilations, des trahisons, des sommets jusqu’ici inexplorés de grossièreté et de vulgarité, de même que des pratiques grammaticales non traditionnelles (voire incorrectes) et une petite branlette par-ci par-là. » Voilà qui promet autant de réjouissances que les nombreux jurons que l’on croise en feuilletant l’ouvrage, dont un récurent « Foutrequeue ! »
Fou ! de Christopher Moore se présente comme une réécriture décalée et irrévérencieuse du Roi Lear de Shakespeare, mais on y retrouve aussi des renvois à d’autres œuvres du Barde, à commencer par les sorcières de la forêt de la forêt de Birnam, inspirées de Macbeth. De l’aveu de l’auteur, dans une « Note » conclusive — dont la lecture n’est pas à négliger, car jusque là il y a des blagues, et même jusqu’à l’avant-dernière page imprimée —, c’est aussi et surtout un hommage à la comédie anglaise, de Shakespeare (celui de Beaucoup de bruit pour rien ou de La Mégère apprivoisée, par exemple) au Monthy Pythons. De fait, que d’éclats de rire nous avons répandu en lisant ce roman !
Avec un travail approfondi sur une langue qui mêle tics contemporains et archaïsmes, Christopher Moore nous régale d’abord par une verve lexicale, une inventivité de tous les instants — c’est-à-dire de toutes les pages :
Oui, père, vous êtes vieux. Très vieux. Vraiment, vraiment, incroyablement, monstrueusement… »
Elle se tourna vers moi, à la recherche d'un adverbe supplémentaire.
« Baise-chienement, sugggérai-je.
— Baise-chiennement vieux, poursuivit la duchesse. Vous êtes gagatement, incontinemment, magrichonnement, chou-bouilliment vieux. Vous êtes cervelle-liquidement, bourses-pendament…
— Je suis foutrement vieux ! l’interrompit Lear. (Page 131)
Mais cette inventivité n’est pas que lexicale. Elle peut se faire pur délire de l’imaginaire :
Elle répondit avec des légendes concernant de saints personnages dont il n’avait jamais été question au catéchisme.
« Et voilà donc, racontait-elle, la manière dont saint Rufus de Pince-Corbeau fut léché par des marmottes jusqu’à ce que mort s’ensuive.
— Oh ! C’est un horrible martyre !
— Certes, confirma l’anachorète, car la bave de marmotte est la plus toxique des substances. (Page 74)
Certaines trouvailles ont aussi quelque chose de poétique. Ainsi, le fou qui donne son titre au roman prétendant, pour justifier qu’il se retrouve là où il ne devrait pas, s’être perdu, s’offre cette justification programmatique :
« Je ne suis pas un expert en navigation. Si c’est un manieur de boussole que vous voulez, je le ferai quérir : mais ne me faites pas porter le chapeau le jour où, votre mélancolie ayant triomphé de votre joie de vivre, vous vous noierez dans le ruisseau, vos aimables suivantes pleurant à humides larmes sur votre dépouille adorable et pâlie. Que ne dira-t-on pas alors ! “Elle n’avait point perdu le Nord, se fiant comme il se doit à son navigateur, mais, privée de fou, elle n’avait plus de cœur.” » (Page 25)
Les inventions de la pire craderie même font exploser de rire :
— Ydych chi’n cymryd cerdunnau credid ? répliqua le brigand de grand chemin, pour accroître mon effroi, ses consonnes se succédant comme perles anales déféquées par le trou du cul de l’enfer.
Il faut dire que le narrateur de cette revisite de l’intrigue Roi Lear est un fou : un fou nommé Pochette, le fou dudit roi. Ce qui autorise toutes les transgressions. Mais est-ce si transgressif ? On ne saurait oublier que Shakespeare lui-même se permet des plaisanteries plus que lestes, même dans ses tragédies — que l’on songe, par exemple, au début de Roméo et Juliette. Christopher Moore ne fait qu’aller plus loin et systématiser le procédé, comme Alexandre Astier l’a pu faire dans Kaamelott, mais en plus vulgaire — ça n’a pas à passer à la télé, on pouvait donc tout se permettre, car, prévient la quatrième de couverture, « si tout cela t’incommode, passe ton chemin, car nous ne cherchons qu’à distraire, et non point à choquer ».
Le deuxième ingrédient qui parvient à « distraire » (pour reprendre le mot de la quatrième) le lecteur, c’est l’intrigue. Qu’on le veuille ou non, on est captivé par les aventures — qui d’ailleurs se prêteraient assez bien à un film d’aventure para-médiéval — de ce fou, de son roi privé de royaume, de ses filles entourées de traîtres et de félons. Et même si l’on connaît la pièce de Shakespeare, on se laisse prendre. Magistralement menée, l’histoire a soin de mener à bien chaque fil de l’intrigue, de les dénouer ou, pour mieux dire, de les nouer entre eux, même ceux qui, à quelques pages de la fin, semblent presque oubliées — comme le paiement dû aux sorcières pour leur aide, réclamé à trois lignes de la fin.
Enfin, Christopher Moore exploite toutes les possibilités de l’écriture pour jouer avec le lecteur et entretenir avec lui une connivence — une des ressources efficaces de la comédie. Ainsi, les notes de bas de pages sont généralement des blagues. Le lecteur s’amusera aussi des nombreux anachronismes qui placent ce Fou ! dans un temps indéterminable, où si tels éléments renvoient au Moyen Âge, tels autres font des clins d’œil à notre époque.
Fou ! — le personnage est un fou, le roman est un fou, l’auteur peut-être aussi, et on imagine que le lecteur qui apprécie tout cela n’est sans doute pas bien sain d’esprit… Mais c’est si bon !
— Et c’est si bon de rire !
— Et de n’importe quoi.
— Surtout…
— C’est de la gaieté qu’on avait en soi…
— Sans le savoir… (Sacha Guitry, Je t’aime, acte I.)
INFORMATIONS
L’œil d’or, 2017.
Traduit de l’anglais américain par Anne-Sylvie Homassel.
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