par Loïc Chahine · publié vendredi 9 mars 2018
Septembre 2017. Alors que, chanceux, je suis à Rome pour quelques jours à l’occasion du Festival international Alessandro Stradella, je me suis confié comme mission de rapporter aussi quelques bouquins, et en particuliers des « classiques », de la littérature en bilingue, latin-italien ou grec-italien, parce que ces livres-là, « avec le texte latin en face », sont plus neufs et moins chers en Italie que les célèbres Budés en France. C’est surtout pour le latin, d’ailleurs, parce que le grec, ma foi, j’ai beau en avoir fait, je n’y comprends plus rien — et j’ai l’impression de n’y avoir jamais compris grand-chose. Je scrute donc les librairies avec gourmandise (parce qu’il n’y a pas que le latin qui m’intéresse). Et je vois s’étaler victorieusement dans pas mal de vitrines La Lingua Geniale: 9 raggioni per amare il Greco. Un livre sur le grec ? Dans des vitrines ? Même à la librairie de la gare ?! Allons, on voit bien qu’on est en Italie, ça n’arriverait pas en France, ça… Non sans avoir hésité, le livre d’Andrea Marcolongo ne rejoint pas ma valise : encore un, me dis-je, que je voudrais mais que j’aurai la flemme de lire… Ah, si seulement il pouvait être traduit en français, ou au moins facilement trouvable en France ! (La poste italienne rend périlleux de commander en Italie quoi que ce soit pour le faire venir en France.) Et six mois après, il y a La Langue géniale en français. Il aura fallu à peine plus de vingt-quatre heures pour que je dévore cet essai vivant, hommage vibrant à une langue d’allure hermétique, hommage rédigé dans une langue simple mais pas condescendante, et surtout bouillonnante d’enthousiasme.
Andrea Marcolongo (sans vous laisser abuser par ce prénom masculin en Italie, sachez que c’est bien une femme, et reportez-vous aux pages 72 à 74 pour quelques explications) a une ambition plus vaste que de réconcilier ses compatriotes avec le grec ancien (une partie des Italiens l’apprennent, de gré ou de force, au « lycée classique ») : il s’agit d’abord d’expliquer. Expliquer pourquoi il y a ces cas (nominatif, accusatif, génitif…) et comment le grec les utilise, en quoi il diffère des autres langues à cet égard ; expliquer pourquoi il y a l’optatif (un mode verbal), pourquoi c’est bien et en quoi il rend le grec différent des autres langues ; expliquer pourquoi le système verbal dans son entier, et en quoi il rend le grec différent des autres langues que nous connaissons — oui, le grec est difficile, parce qu’il n’est pas comme le latin, l’italien, ou le français : certaines structures lui sont particulières et le sont demeurées jusqu’en grec moderne parce que — autre particularité — le grec a évolué en lui-même :
De fait, le grec est la seule langue européenne à n’avoir jamais évolué en autre chose qu’elle-même — si l’on considère par exemple l’italien, le français, l’espagnol, le portugais et le roumain à partir du latin —, mais a toujours réagi à l’histoire par des convulsions intérieures à elle-même.
Ainsi, le grec (moderne) a emprunté remarquablement peu de mots aux autres langues, et a pu conserver le mot ὅπλον des hoplites des guerres du Péloponnèse, avec lances et bouclier, jusqu’aux casernes modernes avec leurs fusils… (Tout cela, c’est page 188.)
Sur les sept chapitres, deux sont consacrés au système verbal, et en particulier à deux de ses aspects : l’aspect, justement, et l’optatif. L’optatif, c’est assez simple, c’est ce mode du souhait, un mode si fragile qu’il n’a guère pu survivre à côté du subjonctif. Pourquoi lui consacrer un chapitre ? Tout simplement parce qu’il effraie les hellénistes. Souvent appris sur le tard, avec des formes d’allure baroque marquées par l’étrange suffixe -οι- (le verbe λύειν fait par exemple au présent de l’indicatif λύω, λύεις, λύει et à l’optatif λύοιμι, λύοις, λύοι), l’optatif reste en marge, comme un temps « en trop » pour nous qui venons de langue qui ne l’ont pas.
Les questions d’aspects sont bien plus passionnantes. D’abord, certaines langues ont gardé une forte présence de l’aspect — c’est par exemple le cas du russe. Bien sûr, le temps a son importance aussi en russe, mais le temps est constamment lié à l’aspect. Et même en anglais, il faut bien recourir à des notions aspectuelles (Andrea Marcolongo remarque que le correcteur d’orthographe ne connaît pas ce mot en italien, et le souligne comme porteur d’une faute ; je vous confirme qu’il fait pareil en français) pour expliquer les différences d’usage entre prétérit et present perfect. L’aspect, c’est exprimer l’action non par sa place dans le temps (maintenant, avant, encore avant, après, avant après ou après avant, etc. — soit : présent, passé simple, plus-que-parfait, futur antérieur), mais par son achèvement et son étendue : est-ce que c’est une action terminée, ponctuelle ? Я прочитал роман Пушкина Евгений Онегин. « J’ai lu le roman de Pouchkine Eugène Onéguine », je l’ai lu en entier, je l’ai fini. Он читал Евгения Онегина — « il lisait Eugène Onéguine », il était en train de le lire, et puis, je ne sais pas, il s’est interrompu pour venir me dire bonjour, ou bien il a arrêté de lire ce roman-là pour en commencer un autre… Dans les deux cas, l’aspect (perfectif et imperfectif en russe, en latin perfectum et infectum) se mêle au temps (le passé).
La différence, c’est qu’en grec… D’abord, il y a deux différences. La première : aux autres modes que l’indicatif, le temps s’efface en grec ancien. Voyons l’impératif, par exemple :
οὕτω ποίει (impératif présent) : fais ainsi, en général, donc « agis ainsi ! »
οὕτω ποίησον (impératif aoriste) : fais ainsi, maintenant, précisément, dans cette circonstance.
Il serait pourtant inexact de dire que le temps n’est pas exprimé en grec, car à l’indicatif, l’imparfait ou l’aoriste conservent la marque d’une certaine temporalité — c’est même le rôle de l’augment, un petit ε- qui s’ajoute au début du verbe (voir Pierre Chantraine, Morphologie historique du grec, § 356), et qui n’est pas présent aux autres modes (subjonctif, impératif, optatif, infinitif, etc.). Si je reprends mon verbe λύω, λύεις, λύει de tout à l’heure (c’est le verbe avec lequel, le plus souvent, on apprend ses conjugaisons, avec lequel elles sont présentées dans les grammaires), et que je le mets à l’imparfait, il devient ἔλυον, ἔλυες, ἔλυε, et à l’aoriste ἔλυσα, ἔλυσας, ἔλυσε. D’ailleurs, la Syntaxe grecque de Jean Humbert précise bien qu’à l’indicatif « l’imparfait exprime l’aspect duratif dans le passé » (§ 235) et « l’aoriste indicatif constate un fait passé dont la durée — effectivement brève ou longue — n’a pas d’intérêt au yeux du sujet parlant » (§ 241). Et cette dernière phrase nous projette directement dans la deuxième spécificité du grec ancien : l’engagement du locuteur. Le choix du temps dépend de cet engagement — et c’est ce qu’explique bien Andrea Marcolongo, et que constatait déjà Jean Humbert (§ 229) :
Si je constate la vaillance morale que Socrate a montrée devant la mort, j’emploie l’aoriste : Σωκράτης ἀπέθανε γενναίως [Socrate mourut noblement], parce que les détails, le développement même de cette mort ne m’intéresse pas ; au contraire, si j’en fais le récit, c’est l’imparfait qui convient : Σωκράτης τοιῷδε τῷ τρόπῳ ὰπέθνῃσκε [Socrate est mort de cette manière], encore que (cela va sans dire), les conditions objectives de la mort du philosophe n’aient pas changé.
Humbert cite un exemple où un imparfait devrait être rendu, en français correct, par un passé simple, emprunté à l’historien Thucydide (Histoire de la guerre du Péloponnèse, livre III, paragraphe 49) :
τριήρη εὐθὺς ἄλλην ἀπέστελλον κατὰ σουπδὴν « ils envoyèrent (mot à mot « ils envoyaient ») aussitôt une autre trière, en tout hâte » ; c’est parce qu’il y a, dans l’esprit de celui qui écrit, la perspective des actes qui suivront cette initiative.
Or, avait dit l’auteur quelques lignes plus haut, toute perspective suppose, par définition, un sujet qui regarde. c.q.f.d.
À cet égard, il est étonnant qu’Andrea Marcolongo n’évoque pas la voix moyenne, riche spécificité du grec ancien. En français, comme dans la plupart des langues contemporaines, il y a deux voix : active (« le chat mange la souris ») et passive (« la souris est mangée par le chat »). En grec, il y a une voix appelée moyenne et qui marque, justement, l’engagement du sujet dans l’action, de sa subjectivité. Ainsi, quand Agamemnon, chef des armées grecques pendant la guerre de Troie, doit rendre une jeune fille qu’il a capturée à l’occasion d’une bataille, parce que son père est prêtre d’Apollon et déchaîne la peste sur le camp grec…
Pourquoi Agamemnon, quand il propose de mettre à flot une embarcation pour apporter à Chrysès une réparation, dit-il νῆα μέλαιναν ἐρύσσομεν [« mettons à la mer un noir vaisseau », Iliade, chant I, 141], tandis que, lorsqu’il propose de profiter de la nuit pour mettre toute la flotte en position de départ, il emploie le moyen : ἔπειτα δέ κεν ἐρυσαίμεθα νῆας ἁπασας [« ainsi nous mettrons à l’eau tous nos vaisseaux », Iliade, chant XIV, 79] ? Logiquement, l’embarcation destinée à Chrysès et la flotte entière font également partie des navires dont il dispose : mais c’est une embarcation quelconque qu’il enverra dans le premier cas, tandis que dans le second, il s’inquiète personnellement des forces navales. (Humbert, Syntaxe grecque, § 166)
Autrement dit, Agamemnon se moque pas mal de Chrysès, il fait un effort mais du bout des doigts — et cela, c’est la nuance verbale qui le dit. Les nuances peuvent être importantes :
Jamais on n’emploie indifféremment νόμους τιθέναι et νόμους τίθεσθαι ; tandis que le premier indique une législation imposée à un peuple, le second ne peut se rapporter qu’aux lois qu’un peuple libre se donne à lui-même ; ainsi, dans Xénophon, Mémorables, 4, 4, 19 :
— Ἔχοις ἂν οὖν εἰπεῖν, ἔφη, ὅτι οἱ ἄνθρωποι αὐτοὺς (τοὺς ἀγράφους νόμους) ἔθεντο ; …
— Ἐγὼ μέν, ἔφη, θεοὺς οἶμαι τοὺς νόμους τούτους τοῖς ἀνθρώποις θεῖναι.
« Pourrais-tu dire, dit-il, que les lois (non écrites), les hommes se les sont données ?
— Pour moi, je pense, dit-il, que ces lois-là, les Dieux les ont données (imposées) aux hommes. » (Humbert, Syntaxe grecque, § 167)
Mais revenons à La Langue géniale d’Andrea Marcolongo et cessons de nous appesantir sur ce qui n’y est pas — encore que la digression précédente puisse être considérée comme un prolongement de son travail, d’une forme d’hommage. Deux chapitres, donc, consacré au verbe et à son système. Deux autres sont consacrés au nom et à ce qui gravite autour de lui (article, adjectif)… Andrea Marcolongo explique en particulier le système des cas, que, là encore, on retrouve dans de nombreuses langues (latin, russe, allemand). Mais elle s’attarde aussi sur le neutre, fondamental, là encore, dans bien des langues, et qui manque quand on ne l’a plus, et le duel — le duel, c’est entre le singulier et le pluriel, c’est quand il y a deux. Mais c’est facultatif. Donc subjectif : et c’est une fois de plus dans l’explication de la subjectivité qu’Andrea Marcolongo se montre la meilleure.
Ceux qui ont connu la rare grâce d’aimer vraiment sauront toujours distinguer la différence d’intensité et de respect qu’il y a entre penser « nous deux » et « nous » ; mais ils ne savent plus le dire. Pour le dire, en effet, il leur faudrait le duel du grec ancien. (page 83)
Une fois de plus, le duel, malaimé des apprentis hellénistes parce que rare, devient précieux.
Aux chapitres grammaticaux s’ajoutent des moments de réflexion sur le rapport entre apprentissage, compréhension et traduction, au rapport de la langue grecque ancienne à son peuple et à son évolution. Un certain nombre d’encadrés émaillent le développement, digressions sur des sujets divers : le vin grec, les couleurs en grec ancien, les tabous linguistiques… La plupart sont passionnants et nous font arpenter le livre, pour revenir en arrière pour s’arrêter sur l’encadré auquel nous n’avions pas accordé sa place, pris dans la lecture du texte principal.
Car c’est là, au fond, la grande force de La Langue géniale : c’est prenant. Les anecdotes, l’humanité qui s’en dégage, la fraîcheur du ton, tout cela séduit le lecteur qui se laisse porter par la voix — car on croirait entendre la voix d’Andrea Marcolongo.
Et puis, tout cela donne furieusement envie de s’y remettre : comment pourrait-on passer sciemment à côté de toutes ces grâces ?
Nous avons relativement peu citer le livre d’Andrea Marcolongo afin de conserver toute sa saveur à ceux qui le liront. Nous renvoyons plusieurs fois à des références universitaires :
Chantraine, Pierre, Morphologie historique du grec, Paris, Klincksieck, 1945.
Humbert, Jean, Syntaxe grecque, 3e édition revue et augmentée, Paris, Klincksieck, 1960.
La citation du titre, enfin, est empruntée aux Femmes savantes de Molière.
INFORMATIONS
Les Belles Lettres, 2018.
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