Un rhinocéros pour centre de gravité

par Loïc Chahine · publié vendredi 26 mai 2017

« Dans le couloir, je croiserais un rhinocéros, ça me ferait ni chaud ni froid. — Un quoi ? — C’est africain. C’est comme une souris mais en plus… en plus… africain quoi… Vous voyez1 ? »

De même qu’à la lecture de Pline l’Ancien décrivant les éléphants montant à la corde et redescendant la tête en bas, se promenant dans les banquets sans rien renverser et réalisant des spectacles chorégraphiques, des générations de latinistes ont eu peine à croire que les Romains de l’antiquité pussent se trouver si ignorants en matière pachydermique, de même on oublie que bien des animaux restaient inconnus en Europe quinze siècles plus tard et qu’Albrecht Dürer n’a jamais de sa vie vu de rhinocéros.

Pourtant, « son » rhinocéros a existé, et c’est en marge de son histoire que Jean-Bernard Véron a écrit son petit roman Le rhinocéros de Dürer. Il retrace le parcours de la bête terrible, depuis le lointain royaume de Cambaïa (en Inde) où le sultan local l’offre à un aventurier portugais, jusques à son échouage sur les côtes italiennes en qualité de cadeau offert au pape Léon X, fils de Laurent de Médicis qui aurait sans doute préféré quelque œuvre d’art — et pourquoi pas la gravure de Dürer, d’ailleurs ?

Ces cent cinquante pages se dévorent. Jean-Bernard Véron a le don de brosser un tableau en quelques phrases et de nous plonger dans les ambiances qu’il évoque, du rutilant palais indien aux rues sales de Lisbonne, en passant par le navire d’Albuquerque et son équipage pétulant.

Pour donner du corps à son récit, il a flanqué le rhinocéros — qui, d’ailleurs, n’a pas de nom — d’un « gardien » ou d’un bienfaiteur, Oçem, et de sa fiancée, glissant ainsi à côté de la bête une charmante histoire d’amour. De fait, la grande force du Rhinocéros de Dürer, c’est que chacun des personnages est esquissé assez efficacement pour prendre corps, même ceux qui n’apparaissent que peu de fois comme l’aumônier de la Nossa Senhora de Ajuda, comme l’énergumène Valentin Ferdinand de Moravie, même les grands — le roi de Portugal et le pape, tracés chacun de quelques traits aussi pertinents que fermes, et même, dans le cas de Léon X, nuancés —, même Dürer, d’ailleurs, auquel un chapitre est, comme de juste, consacré, sans concession d’ailleurs.

De fait, le style est agréable, d’une grande fluidité et sans affectation, teinté de quelques traits qui font sourire, comme celui-ci : « Mutmaz lui déposa alors un baiser sur la pointe du mufle. Le rhinocéros en aurait ronronné si chat il avait été. » Par cette pointe d’humour légèrement absurde, Jean-Bernard Véron évite l’excès de sentimentalisme comme de romanesque appuyé — il laisse les choses parler d’elles-mêmes avec… non pas vraiment une sobriété, car ses descriptions ne rechignent pas à une dose raisonnable pittoresque délicieux, mais du moins une concision, un sens de la juste mesure tout à fait judicieux. Tout au plus regrettera-t-on un goût un peu prononcé (et kitsch) pour les inversions du type « si chat il avait été », qui altèrent un peu la fluidité du phrasé.

À côté du rhinocéros, tout une troupe d’animaux se fait aussi une place, comme en filigrane : plusieurs fois le chat est évoqué, le tigre aussi, les mouettes, les rats, l’éléphant… Ils semblent être plus que partie du décor — peut-être grâce aux allusions à la réincarnation, partie intégrante de la religion hindoue.

Voici donc un roman dont la concision n’est jamais sécheresse, invitation à un voyage sur deux continents et bien des mers autant que galerie de portraits réussis. On passe en compagnie du Rhinocéros de Dürer et de sa cour de forts jolis moments, et l’on se prend à imaginer la suite que pourrait être l’histoire de Clara, cette femelle rhinocéros qui voyagea dans toute l’Europe du xviiie siècle, qui se retrouva dans le célèbre tableau de Pietro Longhi, qui fut présentée au roi de France, que bien d’autres souverains rencontrèrent (de Frédéric II de Prusse à François Ier d’Autriche) et même, paraît-il, chansonnée comme ses frères humains. Mais gageons que Jean-Bernard Véron saura, avec Clara ou avec quelque autre sujet, nous régaler encore.

Note

1. Alexandre Astier, Kaamelott, saison 4, épisode 28, « La révoquée »

INFORMATIONS

Jean-Bernard Véron, Le rhinocéros de Dürer

Actes sud, 2017.

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