par Loïc Chahine · publié mercredi 7 decembre 2016
Celui qui aurait souhaité devenir le second manchot de la littérature ibérique (après Cervantès, bien entendu) n’est guère vraiment parvenu à son but en dehors des frontières de l’Espagne, et peu de gens, en France, hormis les hispanistes, connaissent Ramón del Valle-Inclán. Cadet d’Huysmans, contemporain de Proust, il s’inscrit à plein dans une sensibilité « fin de siècle » et a eu le goût de l’auto-fiction : le personnage principal des Sonates, sous-titrées « mémoires du marquis de Bradomín », possède bien des traits de son auteur, à commencer par la perte de son bras (dans la Sonate d’hiver).
« Ces pages sont un fragment des Mémoires aimables que commença à écrire, déjà très âgé, depuis l’émigration, le marquis de Bradomín. Un don Juan admirable, le plus admirable peut-être ! Il était laid, catholique et sentimental ! » C’est par cette « Note au lecteur » que s’ouvre le recueil des quatre Sonates, quatre comme les saisons. Car de fait, Bradomín est sentimental, et le ton dominant de ces récits est le lyrisme — d’où leur titre de sonate. Il s’agit autant de petits romans, avec une intrigue toutefois fort réduite, que de prétextes à des descriptions et à des digressions poétiques. Valle-Inclán admirait Chateaubriand, et cela se sent.
Chacune des Sonates raconte une aventure sentimentale de ce « Don Juan » dont les conquêtes, du coup, ont l’air de se limiter à quatre : l’on ne saura pas grand-chose de ses autres amours, et il semble tout absorbé par chacune des femmes qu’il aime comme si elle était la seule — c’est là, sans doute, la particularité de ces récits : du caractère volage du personnage, presque rien ne transparaît à l’intérieur même de chaque récit. Ainsi, Bradomín est tout à la conquête de son Italienne au printemps, tout à celle de la Niña Chole en été. Les deux récits (petits romans ? nouvelles ?) sont plus originaux : ils mettent en scène des retrouvailles avec des femmes jadis aimées, et re-aimées (si l’on peut dire). Aussi sont-ils les plus prenants. Qu’il s’agisse de retrouvailles, d’amours consommées ou inachevées, la fin semble être toujours une sorte de petit drame. Seule la fin de la Sonate d’été demeure réellement ouverte.
L’on voyage un peu à la lecture, en Italie — Bradomín a Casanova pour modèle — pour la Sonate de printemps, au Mexique pour la Sonate d’été ; le voyage le plus réussi demeure cependant celui qui en était le moins un pour son auteur : celui dans l’Espagne carliste de la Sonate d’hiver ; c’est, selon nous, à la peinture au romanesque ironique, à l’esthétisme désabusé d’un monde qu’il connaissait sans doute assez bien pour éviter le pittoresque trop « cliché » que réussit le plus Valle-Inclán. Son personnage vieillissant se fait aussi plus attendrissant. De fait, si nous avons trouvé quelques longueurs au jardin féérique des sonates de printemps et d’automne, si l’emportement romantique a quelquefois un peu vieilli, l’équilibre trouvé pour la Sonate d’hiver mérite qu’on s’y plonge, et son atmosphère douce-amère a quelque chose de réellement intéressant.
Il faut lire Valle-Inclán avant tout pour le style, et il est heureux que la traduction d’Annick Le Scoëzec-Masson semble lui rendre parfaitement justice : jamais une expression sur laquelle on achoppe en se disant « est-ce qu’on dirait vraiment ça ? », jamais une maladresse, partout règne la plus parfaite fluidité, même si le vocabulaire technique n’est pas absent — il est généralement expliqué en note.
Les notes explicatives sont les plus abondantes, peut-être même trop : on prend au bout d’un moment le parti de ne plus les lire systématiquement, mais il est évident qu’elles sont la force d’une édition universitaire. L’introduction, ni trop longue, ni trop brève, expose les enjeux principaux des œuvres et demeure accessibles.
De fait, s’il s’agit là d’une édition universitaire, il ne fait pas de doute que les curieux de littératures hispaniques auront tout avantage à se plonger dans cette nouvelle traduction des Sonates.
INFORMATIONS
Classiques Garnier, 2016.
Collection « Classiques jaunes. Textes du monde »
Traduction et édition d’Annick Le Scoëzec-Masson.
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