par Wissâm Feuillet · publié mardi 23 aout 2016
Ravages de la coprésence : être « près d’elle », c’est, à la longue, se satisfaire de la banalité du quotidien, s’encrasser dans l’habitude, se figer dans la routine. Construire un habitus de platitude. L’être-deux meurt de ne point être fréquemment renouvelé, aéré, remotivé. C’est à ce problème de la présence de « l’Autre » que s’est attelé le philosophe sinologue François Jullien, tentant de trouver une solution aux sables mouvants de la quotidienneté évidente. Manuel de recettes, d’astuces, de conseils ? Aucunement, et fort heureusement pour nous ! Cette petite centaine de pages synthétise la réflexion in absentia — autrement dit, théorique, et non pas psychologisante — d’un phénoménologue on ne peut plus sérieux, partant du réel, du phénomène, pour établir un diagnostic.
Le présupposé est simple : la vie à deux, ou plutôt l’omniprésence de l’autre à côté de soi – car, après tout, rien n’interdit d’étendre cette réflexion à l’amitié – n’est pas aisée. Être avec l’autre est à la fois plaisir et contrainte, et si l’on se laisse aller à la routine, cette présence se résume à la seule contrainte, devient un poids, mais un poids invisible, puisqu’elle sort de notre champ de préoccupation, elle « s’opacifie », écrit François Jullien (telle est la « présence opaque » du sous-titre). Pour éclairer ce présupposé, Jullien part d’un exemple bien connu, celui du roman Une vie de Maupassant : Jeanne est amoureuse, trop amoureuse peut-être, et, enivrée d’amour, se marie très vite avec Julien. Une fois installés, les amants devenus époux découvrent la fadeur de la présence de l’autre. N’avoir plus rien à se dire, plus rien à faire ensemble, tromper l’autre : voilà l’enlisement de la présence. « Près d’elle, que s’est-il passé ? Qu’a fait dégénérer cette présence installée ? […] Car ne serait-ce pas que la présence, entre eux, s’est défaite de ce qu’elle s’est réalisée et, n’étant plus maintenue en tension, opacifiée ? Quel écran, entre eux, la présence a-t-elle secrètement sédimenté ? » (pp. 14–17), demande François Jullien.
Ce petit essai assume un double objectif : tenter de définir cette opacification de la présence, de cerner au plus près les conditions de cet encrassement de l’être-deux, et dans un second temps, proposer les moyens de « désopacifier » la présence qui, de trop s’installer, périclite. Quelques belles réflexions émanent de ce double questionnement, notamment sur la représentation en art, envisagée comme moyen par excellence de désopacifier la présence :
Aussi, si mauvaise presse qu’ait aujourd’hui la représentation dans l’art, si fort qu’on ait dénoncé son caractère abstrait, artificiel, la condamnant au conventionnel, si justement qu’on ait montré qu’elle va à l’encontre de la processualité du vivant et s’en sépare arbitrairement –, on ne peut oublier pour autant ce qui la rend indéracinable. Non seulement la représentation fait ressortir la présence, mais plus encore elle la traite de façon telle qu’elle ne puisse plus s’opacifier (qu’elle soit mise « hors d’état de s’opacifier », comme on dit hors d’état de nuire). La vocation de la représentation, autrement dit, et notamment picturale, est de promouvoir la présence en la portant à la transparence. Car pourquoi continuerait-on inlassablement de peindre, et d’abord des « natures mortes », de Chardin à Cézanne, de figurer des poissons ou des pommes sur la nappe ou le bois ciré, si ce n’est qu’on les chargerait avant tout de cette mission ontologique ? Si ce n’est qu’on veut rattraper en eux la présence que leur présence occulte ? (p. 51–52)
Mais l’originalité philosophique de la pensée de Jullien est à trouver dans les deux derniers chapitres de sa réflexion : pour lutter contre la tendance qu’a la présence à s’opacifier, il propose de penser la présence non pas dans les termes de l’ontologie – de l’être, du sujet –, en considérant que la défaillance serait dans l’être, mais plutôt à partir de ce qui manque entre les deux sujets. Cet espace intersubjectif qu’il appelle l’entre ne peut être pensé ontologiquement, en ce qu’il n’est précisément pas de l’être, mais doit être pensé pour faire émerger le remède à la présence opaque : la présence intime (deuxième élément du sous-titre). Le point faible de la réflexion de Jullien – mais c’est bien parce que ce petit livre n’est qu’un embryon de pensée – réside peut-être dans l’incapacité qu’il a de penser cet entre qui permettrait à la coprésence de respirer. On ressort de la lecture de Près d’elle en se disant que l’entre est une chose formidable dont il faudrait se mettre immédiatement en quête, mais on devine à peine ce que c’est que cet entre mystérieux capable de ré-enchanter la présence.
Un peu péremptoire par moment, par manque de développement, et cultivant un léger jargon philosophique (abus de la formule « de ce que », des participes présents, abondance de références étymologiques parfois mal exploitées, de caractères chinois…), cet opuscule ouvre une porte dans la pensée de l’être deux. Reste, pour François Jullien ou les phénoménologues, à mieux théoriser l’entre.
INFORMATIONS
Galilée, 2016.
On peut également consulter la page du livre sur le site de l’éditeur.
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