par Loïc Chahine · publié mardi 10 juillet 2018
Fondé en septembre 2017, le Théâtre Molière Sorbonne entend mettre en pratique les recherches menées depuis une quarantaines d’années, dans l’optique historiquement informée, pour retrouver le jeu des comédiens des xviie et xviiie siècles. Il s’agit non seulement de travailler sur la prononciation et la déclamation, mais aussi de déterminer quelle prononciation et quelle déclamation employer pour quel texte, car on n’applique pas les mêmes règles à la tragédie et à la comédie, aux vers et à la prose… Cela implique donc non seulement la lecture (et la compréhension, et la confrontation) des traités « pratiques », mais aussi une compréhension profonde des enjeux des textes et des genres.
Une mise en pratique de recherches, avec des hypothèses en partie différentes, s’était réalisée sous la houlette de Pierre-Alain Clerc avec L’École des femmes. La création d’une formation théâtrale en lien avec la Sorbonne, sous le patronage de Georges Forestier, avec la direction scientifique et artistique de Jean-Noël Laurenti et Mickaël Bouffard, a permis de former des étudiants à diverses techniques, et en particulier au chant (avec Sophie Landy) et à la danse (avec Guillaume Jablonka), utiles pour le placement vocal et le positionnement dans l’espace. Il s’agit, enfin, de former les acteurs aux deux genres, comédie et tragédie, l’un et l’autre se nourrissant mutuellement.
De fait, le spectacle intitulé Les Fâcheux de Molière et scènes de tragédies du temps de Louis XIV, qui est une sorte de spectacle de fin d’année, est bicéphale, comme son titre l’indique. D’abord, cinq scènes de tragédies (Rodogune et Nicomède de Pierre Corneille, Le Comte d’Essex de Thomas Corneille et deux scènes d’Andromaque de Racine), puis Les Fâcheux de Molière. Le tout dans des costumes qui ont également bénéficié d’une approche historique — la robe d’Élisabeth, dans Le Comte d’Essex, a été réalisée de façon historique — et entrecoupé d’intermèdes musicaux, comme cela se faisait au xviie siècle.
Le Théâtre Molière Sorbonne ne cherche pas à renier les travaux déjà accomplis ; il les prolonge, il les amende, il les complète, il les corrige. Ainsi, la diction de la tragédie n’est pas si éloignée de certaines réalisations d’Eugène Green, et intègre en particulier une importante dimension musicale. Quant à l’épineuse question des consonnes finales, on a ici, semble-t-il, choisi de les prononcer assez clairement, sans chercher à les appuyer, de sorte que, comme les -e post-toniques (parfois dits abusivement « muets »), prononcés légèrement et jamais mis en avant, elles ne gênent pas.
Les scènes de tragédies, isolées, s’avèrent parfois difficiles à aborder : on ne sait pas bien où on en est dans l’intrigue, et il faut un peu de temps pour comprendre qui est qui et quels sont les enjeux. De plus, certaines scènes semblent encore in progress, et le travail n’y paraît pas tout à fait abouti. Néanmoins, certaines scènes laissent apercevoir de grands talents dramatiques, aux premiers rangs desquelles Solane Michon qui campe une remarquable Hermione dans Andromaque de Racine. Chez elle, les principes de la déclamation et de la prononciation sont intégrés, et n’ont plus rien de scolaire ; elle parvient aisément à varier les tons, et emporte aisément les spectateurs avec elles dans les affres de son personnage. On la retrouve, dans Les Fâcheux, dans l’un des rares rôles féminins, celui de Climène, l’une des deux précieuses, dans lequel elle s’avère tout aussi remarquable.
Les Fâcheux, justement, sont la partie la plus gratifiante de la soirée, la plus aboutie, sans doute — et qui se serait sans doute suffit à elle-même. Il faut néanmoins rappeler qu’il était habituel de jouer deux pièces d’affilée dans les théâtres des xviie et xviiie siècles. L’ensemble des acteurs partage une verve scénique et une absence de pose qui contribuent grandement à la réussite de la pièce. Presque aucun temps mort, et quelques scènes d’anthologie.
Avec son mélange de simplicité, et d’agacement allant jusqu’au désarroi, Matthieu Franchin — qui a aussi réglé la partie musicale du spectacle — fait un Éraste très crédible et même attachant. Il possède l’art de renvoyer certains avec une réplique cassante et l’air de ne pas y toucher. Il faut un talent certain pour rester sur la scène d’un bout à l’autre d’une pièce sans lasser le public.
La scène probablement la plus remarquée est celle « de la courante » : un fâcheux, Lysandre, vient présenter à Éraste une courante dont il a écrit la musique et dont il se félicite… Puis, il faut encore voir les pas qu’il a réglés pour la courante — et il impose à son interlocuteur de danser avec lui. Hubert Hazebroucq, déchaîné, chante jusqu’au burlesque, danse en même temps, part, revient, et, bête de scène, déclenche l’hilarité profonde du public. Quelques scènes plus loin, c’est le joueur Alcippe qui vient raconter une partie du jeu du Piquet qu’il a perdu. Nous ne connaissons rien aux règles de ce jeu, mais l’enthousiasme communicatif et délirant de Raphaël Robert permet à la scène de réussir avec fracas.
D’autres scènes s’avèrent plus complexes pour le spectateur d’aujourd’hui, comme celle où Dorante, joué par le même Raphaël Robert, raconte une chasse troublée par un importun — sans d’ailleurs s’apercevoir qu’il en est un autre pour son interlocuteur. Le manque d’habitude et de connaissance des termes liés à la chasse, à la battue, etc., ralentit la compréhension et nous a gêné pour apprécier pleinement cette scène menée, peut-être, à une allure trop vive pour laisser au public le temps de se figurer l’action racontée par Dorante.
Entre chaque scène de tragédie et entre chaque acte des Fâcheux, une bande de violons regroupant trois dessus, une haute-contre, une taille et deux basses augmentées d’un basson, joue quelques danses. Il faut souligner les efforts faits pour articuler nettement la musique, et en particulier pour apprivoiser la tenue historique des instruments et des archets — archets d’ailleurs historiques aussi, copiés et prêtés par Nelly Poidevin. Toutefois, bien des pièces auraient nécessité un peu plus d’enthousiasme.
Dans Les Fâcheux, les danses sont effectivement dansées, ce qui leur apporte un surcroît de vie. Les chorégraphies ont été réglées par Hubert Hazebroucq, qui les danse ici avec Guillaume Jablonka ; le premier mène par ailleurs d’importants travaux de recherches, et le second a été le professeur de danse du Théâtre Molière Sorbonne. On est loin ici de l’image d’une certaine « danse baroque d’aujourd’hui » soit trop fade parce qu’inspirée exclusivement de la danse de bal et non de la danse de théâtre, soit mâtinée de danse contemporaine pour plaire « au public d’aujourd’hui ». Certaines des danses sont même directement issues du répertoire conservé en notation chorégraphique. Tout cela est vif, charmant, enlevé.
Bien sûr, on pourrait déplorer quelques performances d’acteurs moins abouties, moins convaincantes, çà et là quelques défauts de justesse musicale… Mais de tels défauts existent aussi chez les professionnels — les distributions sont régulièrement inégales —, et l’on aura indulgence envers ces amateurs et ces jeunes professionnels qui se sont prêté de bonne grâce à la mise en application pratique de recherches, le tout sur leur temps libre. À cet égard, l’on peut dire que le résultat est plus qu’honorable, et espérer que certains talents en éclosions poursuivront l’aventure. Enfin, on se réjouit de voir que progressivement, le lien entre recherche et spectacle vivant se répare.
INFORMATIONS
Les Fâcheux de Molière et scènes de tragédies du temps de Louis XIV
Par la troupe de l’atelier Théâtre Molière Sorbonne, sous la direction de Georges Forestier.
Direction artistique et scientifique : Mickaël Bouffard et Jean-Noël Laurenti
Direction vocale : Sophie Landy
Direction artistique de la bande de violons : Matthieu Franchin
Recréation des intermèdes dansés : Hubert Hazebroucq.
Théâtre Le Ranelagh, Paris, lundi 2 juillet, 20 heures.
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