par Loïc Chahine · publié dimanche 4 février 2018
Georg Friedrich Händel, Johann Christian Bach, Carl Friedrich Abel : ces trois compositeurs ont en commun, à une génération d’écart, d’avoir quitté leur Allemagne natale pour s’installer à Londres. Le cas de Händel est bien connu : après son passage en Italie, il est quelques temps maître de chapelle à Hanovre mais ne rêve que de Londres, obtient l’autorisation de s’y rendre à condition de revenir dans un délai raisonnable… et ne revient pas. L’ironie du sort, c’est que son patron à Hanovre devient en 1727 roi d’Angleterre.
De la même manière, Johann Christian (en français, Jean-Chrétien) Bach fait un séjour en Italie et se retrouve en 1762 engagé comme maître de musique par l’épouse du roi Georges III, Sophie de Mecklenburg. Carl Friedrich Abel, violiste virtuose que Johann Christian, quoiqu’ils aient huit ans de différence d’âge, avait pu connaître auprès de son père à Leipzig, était déjà installé à Londres depuis 1759. Les deux hommes créent une société de concerts en 1764 ou 1765, et qui perdureront jusqu’en 1781.
Abel avait l’habitude de tenir certaines parties d’alto à la viole de gambe ; il ne doit pas avoir été le seul à l’avoir, car plusieurs œuvres allemandes proposent, pour la partie « intermédiaire » de quatuors ou de quintettes, une « viola da braccio » ou « da gamba ». Il semble, en tout cas, qu’Abel a joué cette partie dans les quatuors opus 8 de J.-C. Bach, probablement écrite à son intention. Pour ce concert, La Rêveuse a retenu deux quatuors, complétés par une sonate de Abel lui-même pour viole et basse continue, et un trio pour violon, viole et basse.
Le programme s’ouvrait avait l’éclaireur Händel et sa sonate à quatre en ré mineur. La Rêveuse prend immédiatement la musique à bras le corps. Pas question de laisser gouverner la routine ou la mollesse, tout est tenu, et les rythmes piqués, sans tomber dans la caricature, interpellent par leur force fondamentale. La flûte attentive de Serge Saitta vient rapidement s’affirmer avec délicatesse, sans masquer ses partenaires. L’Adagio initial est déjà du grand art. On n’en finit plus de louer la cohésion de l’ensemble La Rêveuse. Le Largo central est bouleversant de justesse, d’à-propos : chaque note, même isolée (les parties de flûte et de violon, dans la deuxième moitié de la pièce), chaque phrase dit quelque chose et construit un discours.
Les œuvres d’Abel et du « Bach de Londres » arborent déjà le langage musical du classicisme. Si Abel est l’occasion de beaux cantabile — superbe Sicilienne du Trio, pleine de tendresse, où l’on remarque même le silence d’écoute entre les deux parties, où l’on s’émeut de cette fin tout en douceur —, J.-C. Bach offre une musique profondément réjouissance, presque de l’entertainment. Ici, La Rêveuse ne rêve plus, mais elle montre qu’elle sait déployer virtuosité, entrain, force et toujours le même engagement. La présence de la viole de Florence Bolton, ferme et agile, à la place d’un alto, le choix de confier la basse à un continuo plutôt qu’à un seul violoncelle, apportent une densité, une matière que l’ensemble excelle à sculpter. La réalisation généreuse et fleurie de Clément Geoffroy au clavecin, celle, au théorbe, de Benjamin Perrot, juste, sobre, inventive, sont d’indéniables atouts pour faire monter de la basse une chaleur communicative. La finesse du jeu de Stéphanie Paulet trouve toujours l’équilibre, que ce soit en trio ou en quatuor : comme Serge Saitta à la flûte, elle a l’art de participer à l’ensemble plutôt que de chercher à tirer la couverture à soi sous prétexte qu’elle a l’une des parties de dessus.
Après l’Allemagne et l’Angleterre du xviie siècle, la France de la Régence, les goûts réunis de Telemann, voici que La Rêveuse triomphe donc aussi dans un répertoire plus tardif — parce qu’elle a trouvé quelque chose à y dire et à y raconter.
INFORMATIONS
« Les Allemands à Londres », concert donné le 3 février 2018 dans le cadre de la Folle Journée de Nantes.
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