Rameau et les plaisirs

par Loïc Chahine · publié mercredi 4 octobre 2017

Il n’y a pas si longtemps — c’était au début du xxe siècle —, on a pu dire à propos de Lucien Guitry que « le plus grand comédien du monde ne laisse rien derrière lui », car en effet, on n’en avait aucun enregistrement. De la même manière, que nous reste-t-il de tous ces organistes du xviiie siècle qui n’ont rien publié de leur répertoire ? On sait que Rameau tint l’orgue, mais il ne nous reste rien de ce qu’il a joué — et l’on ne peut que rêver…

Rêver, et imaginer — car tout au long de sa carrière, Rameau arrangea, réécrivit, réemploya. Que l’on pense à ce célèbre air « des Sauvages », qui fut originellement composé pour accompagner une exhibition d’Indiens d’Amérique du Nord à la Comédie-Italienne en 1722, puis modifié, agrandi et intégré à l’entrée « Les Sauvages » ajoutée aux Indes galantes en 1736, non sans être passé entre temps par les Nouvelles Suites de pièces de clavecin en 1727 ? D’autres pièces de clavecin prirent aussi le chemin de l’Opéra, d’autres danses d’Opéra trouvèrent celui de l’arrangement — qu’il fût de Rameau ou non : ainsi, « Les Sauvages » se retrouvèrent encore dans un concerto de Corrette ; les « Niais de Sologne », qui sont à la fois dans les pièces de clavecin et dans Dardanus, furent aussi arrangés en duo pour deux flûtes par Michel Blavet… C’était en fait un mode de circulation privilégié de la musique que de l’arranger et de la publier dans une version qui permettait de la rejouer.

C’est donc dans la droite ligne de cette tradition que se placent l’ensemble Les Surprises et l’organiste Yves Rechsteiner en créant, à partir de pièces de Rameau (des danses, mais aussi des airs) des concertos pour orgue. L’esprit de Michel Corrette, dont les Concertos comiques reprenaient justement des airs célèbres à l’époque, y compris des airs « composés » et « attribuables et non pas seulement des airs d’origine populaire, plane sur ce projet, et chez lui comme ici, la variation est un procédé privilégié. Mais, il faut bien le dire, les arrangements d’Yves Rechsteiner nous semblent bien plus inventifs que ceux de Corrette, jouant des réponses entre l’orchestre et l’orgue, de qui commence et qui reprend, jouant aussi sur le rythme, sur le contrepoint, bref : inventant et disposant (au sens de la dispositio de la rhétorique) à plaisir.

Plaisir : c’est peut-être là le maître-mot de l’affaire, car il y a plaisir à entendre et réentendre ces airs et à les développer. À l’impressionnante inventivité de « l’arrangeur » — et de l’interprète — Yves Rechsteiner répondent une impressionnante agilité dactylique qui dévide les traits en cascades de perles (en fait, si les perles ne faisaient pas ce son-là en tombant, on serait déçu), qui articule aussi mais sans jamais sur-détacher. Y répondent aussi les couleurs et les dynamiques dont les Surprises excellent à se parer, marquant bien l’inégalité dans le thème des Sauvages, l’adoucissant à peine dans la deuxième phrase, jouant tantôt tendre (et l’on goûte infiniment le jeu délicat, d’un raffinement viscéral, d’Alice Julien-Laferrière au premier violon), allégeant pour l’Air tendre (alias Les Langueurs tendres, qu’on retrouve aussi dans Zoroastre), crescendisant avec un irrésistible éclat dans une Contredanse des Boréades pleine d’imagination, soignant toujours l’équilibre entre les pupitres autant qu’avec l’orgue, du piano au forte…  Les mouvements lents ne sont pas en restent, comme ce premier mouvement du concerto « Les Enfers » (chaque concerto a un titre) qui vient tout droit de « Lieux funestes » (de la deuxième version de Dardanus, 1744) tragique mais point outré — ce n’est pas Sarah Bernhardt, c’est Mounet-Sully tel qu’on le décrivit, supportant héroïquement les malheurs qui l’accablent — c’est-à-dire, qui accablent son personnage, car justement, Les Surprises ne jouent pas leur personnage, mais celui de Rameau. Il y a chez Louis-Noël Bestion de Camboulas et ses Surprises une évidence compréhension des structures et des expédients de la musique, et une capacité éloquente à lui rendre justice.

Le programme est complété, par un concerto de Händel très honorable, mais dont on se demande un peu comment il s’est retrouvé là — et surtout par quelques pièces des chers Rebel et Francœur, qui sont sans doute les compositeurs dont le style est le plus proche de celui de Rameau. Et l’on retrouve avec délice telle enchanteresse musette, telle douce sarabande, on découvre une « Fanfare » charmante — alors que ce n’est pas l’adjectif, sans doute, qu’on accolerait de prime abord à « fanfare »…

Les Surprises savent allier le sérieux d’un savoir-faire à toute épreuve, et un évident plaisir, communicatif et généreux, qui a l’air de dire : « allez, offrez-vous ça ! »

Note

Le titre de cet article renvoie à l’ouvrage de Catherine Kintzler Rameau et l’esthétique du plaisir.

INFORMATIONS

Concert donné le 30 septembre 2017 dans le cadre du Festival d’Ambronay.

L’héritage de Rameau

Yves Rechsteiner, orgue
Les Surprises
Louis-Noël Bestion de Camboulas, clavecin et direction

Photo © Bertrand Pichène

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