par Loïc Chahine · publié lundi 25 septembre 2017
Si c’est aujourd’hui une œuvre assez bien connue, La Damnation de Faust, à sa création, fut cause de la ruine de Berlioz, et celui-ci s’en alla quelques temps à l’étranger (où l’œuvre fut d’ailleurs donnée plusieurs fois et eu plutôt plus de succès qu’en France). La forme, inhabituelle, n’y était sans doute pas pour rien — mais les intentions de l’auteur avaient aussi de quoi dérouter : l’a-t-on pas vu écrire que la fugue du deuxième tableau, telle qu’exécutée à Francfort en 1853, n’était « pas assez désagréable1 ? » Le public devait bien avoir du mal à admettre qu’un auteur puisse vouloir faire laid…
Encore au début du xxe siècle, Debussy s’amusera qu’un certain Gunsbourg, peu satisfait de l’état de non-représentabilité scénique de l’œuvre, ait modifié, coupé, déplacé, et même carrément ajouté des récitatifs qu’il avait fait écrire pour l’occasion — et imaginant Gunsbourg se livrant à ce rafistolage et s’adressant en pensée à Berlioz : « Mon cher Berlioz, vous n’y connaissez rien !… Si vous n’avez pas réussi au théâtre, c’est que je ne pouvais malheureusement pas vous aider de mon expérience… Enfin, vous êtes mort et nous allons pouvoir remettre tout en place. […] D’ailleurs vous ne pourrez vous mêler de rien, heureusement ! Vous étiez si bizarre étant vivant que votre présence ne pourrait que tout gâter2. »Ici, rien n’a été « gâté » : aucune coupure, et aucune mise en scène non plus. Conformément aux attentes de Berlioz, c’est en version concert que l’Orchestre National des Pays de la Loire et Angers-Nantes Opéra ont ouvert conjointement leur saison avec La Damnation de Faust : si vision il y a, si décors, costumes, voyages, c’est par la force de suggestion de la musique — et elle n’en manque pas.
L’Orchestre s’en est sorti plus qu’honorablement, avec même un certain éclat, et disons-le tout net : on a connu l’ONPL moins en forme. Ici, la précision est impeccable, la cohésion aussi ; surtout, la palette de nuances, du pianissimo délicat au fortissimo explosif, est on ne peut plus satisfaisante. Pascal Rophé a su, par une direction sobre, sans rien d’ampoulé, donner véritablement vie à l’œuvre sans en forcer les traits, et éviter le trop-plein de kitsch — malgré quelques longueurs, qui, sans doute, aurait mérité un peu plus d’intentions (notamment dans le troisième tableau).
Le chœur d’Angers Nantes Opéra, auquel se joignaient celui de l’Opéra de Dijon et la maîtrise des Pays de la Loire satisfait autant. Si les aigus des sopranos, au début, ont donné quelque inquiétude pour la suite, cette appréhension a été vite balayée. Très sollicité, l’ensemble du chœur fait montre d’une excellente articulation, et évite de ne faire systématiquement que du son pour au contraire prendre partie au drame. Ainsi, la chanson des paysans du premier tableau ne ressemble en rien, dans le son même du chœur, à l’hymne de Pâques du deuxième tableau. Toutefois, l’on aurait pu aller encore plus loin dans le « désagréable » de la fugue de taverne du même deuxième tableau ; on aurait pu également aller plus loin dans la douceur du chœur « Dors, dors », avant le ballet des sylphes : l’incipit paraissait idéal de délicatesse, mais d’autres moments qui auraient mérité le même caractère n’en ont pas bénéficié.
Mais il le faut avouer, c’est avant tout la distribution qui faisait rêver : réunir Michael Spyres et Catherine Hunold, deux grandes voix d’aujourd’hui, c’était promettre une soirée mémorable. Commençons toutefois par Méphisto : Laurent Alvaro s’est montré excellent dans son personnage. La voix est puissante, le timbre est très sombre, mais pas engorgé ; le timbre même, en fait, a quelque chose d’inquiétant. La ligne est bien conduite, l’articulation est propre. Tout au plus regrettera-t-on des aigus d’allure un peu souffreteuse (chanson de la puce, par exemple) — rien toutefois de bien grave. Signalons en passant le Brander de Bertrand Bontoux, bien timbré, relativement adéquat au rôle, mais manquant de précision et de narration dans son air « Certain rat ». Mais il est juste que, parmi les deux basses, ce soit Méphisto qui s’impose, et le mot d’ailleurs colle bien au personnage qu’offre Laurent Alvaro : il s’impose.
Catherine Hunold se fait progressivement une place dans le chant français, et c’est heureux. Si le rôle de Marguerite ne lui offre pas beaucoup d’occasion de faire valoir son fougueux tempérament dramatique, mais elle parvient à faire de ces deux grands airs — la ballade du roi de Thulé et « D’amour l’ardente flamme » — des moments d’apesanteur qui semblent obéir à leur propre temporalité : car « la » Hunold, s’il est permis d’en parler ainsi, ne chante pas statique, mais fait se développer les sentiments au cours de chaque air. Rarement la ballade du roi de Thulé aura été si captivante et si émouvante ; « D’amour l’ardente flamme », qui commence en douceur, et presque murmuré — mais sans cet effet grossier qui serait de simplement murmurer en effet : c’est presque — se déploie avec passion. La ballade parle d’ « une coupe d’or ciselée », et c’est une métaphore qui nous semble tout à fait appropriée pour décrire le chant de Catherine Hunold : elle cisèle des détails soignés dans un métal brillant et riche de reflets fascinants.
Quant à Michael Spyres, ce n’est pas pour rien qu’il est un des ténors bien en vue actuellement. L’émission est d’une arrogante clarté, mais ce qui rend le chanteur intéressant, c’est que la voix n’est pas monolithique et parvient à se parer de couleurs diverses. D’abord claire, éclatante même, au premier tableau, le timbre devient plus sombre quand Faust envisage le suicide — et l’on retrouvera cette couleur sombre dans « Nature immense » au dernier tableau. Attentif au texte — comme il met en valeur, dès le début, le mot « froid » dans le vers « Le mien seul reste froid », où le mot est lancé comme avec sécheresse —, il s’auréole encore de lumière en chantant « Hélas » juste après le chœur de Pâques, comme si Faust ne pensait pas encore tout à fait « hélas », comme si son esprit disait « hélas » quand son cœur sentait encore un peu de l’espoir de la foi qui venait de l’envahir. À la fin, dans « Nature immense », la voix semble encore gagner en puissance, et se grandir… Bref, si l’on excepte quelques menus détails d’articulation du français, l’on peut dire que Michael Spyres a livré un Faust absolument exemplaire.
En somme, voici une ouverture de saison qui nous a paru digne du plus haut intérêt, et a ravivé le plaisir qu’il y a à entendre « en vrai » cette Damnation de Faust dans son intégrité et sa pureté, sans fioriture inutile, mais avec tout (ou presque tout) son éclat.
1. Hector Berlioz, lettre à Franz Liszt du 3 septembre 1853. ↑
2. Claude Debussy, « Berlioz de M. Gunsbourg », Gil Blas, 8 mai 1903, reproduit dans Monsieur Croche et autres récits, Gallimard, L’Imaginaire, p. 170. ↑
INFORMATIONS
La Damnation de Faust d’Hector Berlioz, concert donné le 23 septembre 2017 à Nantes, La Cité.
Michael Spyres, Faust
Catherine Hunold, Marguerite
Laurent Alvaro, Méphistophélès
Bertrand Bontoux, Brander
Chœur d’Angers Nantes Opéra
Chœur de l’Opéra de Dijon
Maîtrise des Pays de la Loire
Orchestre National des Pays de la Loire
Pascal Rophé, dir.
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