par Loïc Chahine · publié jeudi 2 février 2017
Commencer la Folle Journée — pour nous, du moins, car il y avait quelques autres concerts auparavant — par du clavicorde nous paraissait un paradoxe intéressant : en concentrant tant de « festivités » musicales en un seul lieu, le festival nantais s’avère, disons, un peu bruyant, et assurément animé, quand le clavicorde, lui, est l’instrument du calme. Dans cette petite salle de quatre vingts places, les bruits du hall, du dehors, parfois nous parviennent, et rappellent qu’à la porte le monde gronde, mais la sonorité discrète du clavicorde est une invitation à la concentration, une invitation à les entendre, peut-être, mais pas à les écouter ; non pas à les nier, mais à les oublier. Jocelyne Cuiller s’est depuis longtemps illustrée sur l’instrument, en particulier chez Carl Philipp Emanuel Bach, dont on sait qu’il l’aimait tout particulièrement. Le programme réuni couvre tout le xviiie siècle, allant de Johann Sebastian Bach qui, lui aussi, jouait un peu de clavicorde, à Beethoven — Beethoven au clavicorde, c’était une gageure, mais, nous y reviendront : pari gagné. De 1708 à 1795, la présence d’une musique inspirée de la danse mais non destinée est constante, avec, bien sûr, les allemandes, courantes, sarabandes et menuets des suites, mais aussi le « Tempo di menuetto » si souvent employé dans la musique de l’école de Vienne, qui nous rappelle la vogue du menuet sous la forme de contredanse — un menuet qui, certes, n’avait plus grand-chose à voir avec celui que Bach et Couperin ont pu connaître.
J. S. Bach au clavicorde, on le sait pour l’avoir déjà expérimenté, cela fonctionne. La suite BWV 996, originellement pour luth, trouve dans le clavicorde un instrument à sa mesure. La précision du jeu de Jocelyne Cuiller magnifie, çà et là, son agogique. Quel contraste entre la sarabande éperdue, déchirée, presque même décharnée, et la bourrée, rigoureuse dans son divertissement ! Quelle belle respiration, aussi, dans la gigue ! Partout, les nuances sont fines et servent l’expression.
Quand il s’empare de la forme de la suite, Carl Philipp Emanuel Bach en fait quelque peu autre chose, de sorte qu’il est Carl Philipp Emanuel même dans ces formes qui lui appartiennent si peu. De fait, l’allemande, comme c’était couramment le cas au xviiie siècle, se fait plutôt prélude, la courante est assez éloignée d’une courante habituelle, et les menuets sont presque des pièces de caractère, dont Jocelyne Cuiller fait de véritables petits portraits, « à la manière de » La Bruyère, dirait-on.
On peut se demander quelle place pouvait trouver le clavicorde en France. De fait, les pièces de Duphly restent belles sur cet instrument — surtout l’allemande, d’ailleurs, plutôt mélancolique —, mais on pense plutôt au clavecin. Notons que dans l’allemande, Jocelyne Cuiller a introduit un subtil et léger décalage entre les deux mains dans un des motifs, effet que l’on retrouve, écrit cette fois, dans la courante, effet qui est fort attesté dans les « vieux » enregistrements, historiques, de piano et que, toutefois, l’on retrouve rarement ; agogique, toujours, mais aussi lisibilité et expression, bien sûr. On regrettera (au sens fort) de ne pas retrouver ce bel effet dans les enregistrements.
La véritable surprise vient, on pouvait s’y attendre, de Beethoven. Beethoven au clavicorde ! On pourrait dire, à la manière de Théophile Gautier, que l’idée est « pyramidale » et « louxorienne », mais en fait, cette sonate op. 49 no 2 se prête bien au clavicorde, par ses dimensions modestes. Beethoven en aurait-il eu l’idée ? Elle n’est pas si loufoque, quand on se souvient de l’influence qu’a exercé sur lui la musique de C. P. E. Bach. Quoiqu’il en soit de l’historicité, et s’il n’est pas improbable qu’en 1795, à sa parution, quelques amateurs ait essayé cette sonate sur leur clavicorde, la légèreté du clavicorde permet d’aller loin dans les effets sans jamais les outrer. Et ces nuances, fines et expressives, servent bien cette « petite » sonate, bien connue, mais qui aura rarement été aussi vivante, aussi à sa place, aussi aimable — à nouveau, au sens fort : car nous l’avons aimée.
Le Tempo di menuetto répond bien aux autres menuets du programme : il évoque des caractères, il commence avec un timide, puis un autre, plus affirmé vient, etc.
Jocelyne Cuiller a eu du flair de choisir cette sonate. Mais elle a eu aussi l’art de proposer des interprétations hautes en couleurs, passionnantes à écouter, prenantes même, car très assumées. Quand on aime le clavicorde, on est volontiers enclin à trouver que l’instrument convient à bien plus d’œuvres que celles auxquelles il est ordinairement associé. Et Jocelyne Cuiller — avec son public, conquis — a ici signé l’une des plus belles lettres d’amour au clavicorde.
INFORMATIONS
Concert du 1er février 2017, dans le cadre de la Folle Journée de Nantes.
Jocelyne Cuiller redonnera ce programme le 2 février 2017 à 14h15.
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