par Pierre-Antoine Miron · publié dimanche 30 octobre 2016
Après la recréation des célèbres Danaïdes de Salieri en 2013 — premier opéra français du compositeur pour l’Académie royale de musique (1784) —, le Centre de musique baroque de Versailles a eu l’heureuse idée de poursuivre la redécouverte et la réhabilitation des ouvrages « parisiens » du compositeur, dont le troisième, Tarare, a été remonté en scène il y a fort longtemps sous la direction de Jean-Claude Malgoire. Créés à la cour puis à Paris à la fin de 1786, Les Horaces n’eurent pas le même succès que les deux autres œuvres. La réception mitigée était à l’époque clairement due au choix du sujet, avant tout politique et social, et du livret lui-même — une tragédie de Corneille, Horace (1640), particulièrement sombre. Avec le recul, et quelles que soient les transformations opérées par Nicolas-François Guillard pour rendre la poésie de Corneille susceptible d’être mise en musique, l’insuccès des Horaces semble aujourd’hui un bien injuste coup du sort. Certes, l’opéra ne bouleverse pas les codes du temps, et l’intrigue peut même sembler à certains moments mal agencée, mais on y trouve maintes situations extrêmement touchantes et, surtout, un souffle épique assez rare, même dans les opéras de Gluck.
Salieri signe une partition à la mesure des moyens alors pharaoniques de l’Académie royale de musique, qui possédait un chœur, un orchestre et des ballets pléthoriques, ainsi qu’une troupe de solistes admirée dans l’Europe entière. Au premier rang de ceux-ci, Madame Saint-Huberty brillait tant par sa voix dramatique que par son tempérament de feu ; on voyait même en elle l’héritière du jeu théâtral de la célèbre Clairon. En venant superviser les représentations des Danaïdes, Salieri avait eu le temps de s’approprier la « manière française », de comprendre les subtilités du jeu et du chant des premiers acteurs, d’entrevoir tout ce qu’il pouvait tirer du chœur et de l’orchestre, très éloignés de ceux des théâtres viennois dont il avait l’habitude. La partition des Horaces se démarque avant tout par sa construction dramatique, non pas en numéros séparés, mais en fragments enchaînés les uns aux autres, estompant la notion de récitatif, d’air ou de chœur. Il prolonge ainsi les expériences de Gluck en la matière, mais va au-delà, comme l’avait fait notamment Gossec dans son Thésée créé en 1782. Salieri donne à son opéra un ton héroïque, épique même, qui sied bien au sujet. En l’absence de merveilleux, ou de « folklore exotique », il entreprend de signer un opéra « antique » dans le grand goût néo-classique qui sera celui de l’Empire et que l’on retrouvera, notamment, chez Méhul avec Adrien ou Les Amazones ou La Conquête de Thèbes. Les cuivres sont ainsi très sollicités, de même que le tutti orchestral. La sonorité des clarinettes, cors et bassons en sextuor, absente des Danaïdes, rappelle par moments l’orchestration mozartienne. Les chœurs, abondants, interagissent avec les solistes, parfois pour de courtes interjections seulement. Deux « intermèdes », héritiers des anciens divertissements, accusent la pompe du spectacle en réunissant les masses chorales autour du Grand Prêtre (acte I) et du Grand Sacrificateur (acte II). Quelques brèves danses — dont certaines sont d’ailleurs plutôt des marches pour la procession de figurants — rappellent l’ancien goût français pour le ballet. Costumes et décors devaient achever de donner aux Horaces une démesure hollywoodienne avant l’heure.
Pour réhabiliter un tel ouvrage, il fallait une équipe artistique de premier plan. Les Talens lyriques et Christophe Rousset, plus encore que dans Lully et Rameau, trouvent ici leur terrain de prédilection. Christophe Rousset insuffle une vigueur, une tension, une précision parfaitement adaptées à ce répertoire, et conduit les phrases et les grandes sections avec un sens théâtral achevé. Son orchestre est brillant, virtuose, démonstratif mais pas outre mesure. C’est dans les récitatifs, tout particulièrement, que le chef fait valoir la sûreté de son métier : il prend des risques, libère les solistes de toute contrainte ; le théâtre — si important pour l’opéra français — est là, et bien là. Les Chantres du CMBV, préparés par Olivier Schneebeli, se montrent très à leur aise, faisant valoir une belle cohérence et une grande clarté du discours. Tout au plus aurait-on pu souhaiter, pour un tel ouvrage, un effectif un peu plus important, surtout du côté des femmes.
Les solistes réunis représentent, à leur manière, le fleuron du chant français d’aujourd’hui, quoique tous ne soient pas d’origine française. Jusqu’aux petits rôles, ils ont en commun une voix, une déclamation et un style de haute tenue ; l’homogénéité du plateau, comme souvent avec le CMBV, est la garantie d’une excellente soirée et d’une recréation marquante. Dans le rôle très exigeant de Camille, la hollandaise Judith Van Wanroij réussit un tour de force. En effet, quoique ne possédant peut-être pas une voix aussi dramatique que celle de la créatrice (dont on assure qu’elle était, au début de sa carrière, mezzo-soprano), elle fait totalement siens les accents de l’héroïne. Avec un investissement total, elle habite chaque mot, chaque exclamation et jusqu’à chaque silence de la partition. Elle rehausse même les interventions de ses collègues par ses attitudes et sa physionomie. Sa voix de velours, tantôt suave, tantôt héroïque, épouse successivement tous les accents voulus par Salieri. On a hâte de la retrouver dans le rôle-titre de la Phèdre de Lemoyne, remontée au printemps prochain par le même CMBV en coproduction avec le Palazzetto Bru Zane et le théâtre de Caen. Jean-Sébastien Bou, à qui échoit le rôle plus monolithique du Vieil Horace, n’est pas en reste. Sa voix puissante et timbrée, son intelligence du verbe, sa musicalité infaillible, son total investissement lui aussi, confèrent à son incarnation une autorité et, pour tout dire, une évidence incontestables. Avec des moyens vocaux et même des techniques presque aux antipodes, Julien Dran et Cyrille Dubois offrent des visions très complémentaires du Jeune Horace et de Curiace, deux amis appelés à s’entretuer pour la gloire de leurs cités respectives. Si Julien Dran n’a, pour se faire valoir, que des ensembles et des scènes, il y réussit parfaitement. On regrettera pourtant qu’il ne seconde pas son chant par un investissement physique plus en phase avec celui de tous ses collègues, et qui permette au spectateur, malgré la version de concert, de totalement croire au personnage. Cyrille Dubois, lui, est tout de feu et de flammes, et forme avec Judith Van Wanroij un couple déchirant. Il tire tous les moyens possibles d’un instrument moins généreux que celui de Julien Dran, avec l’intelligence de ne pas forcer sa voix, soignant particulièrement sa diction et son phrasé. L’anglais Andrew-Foster Williams, familier des pages romantiques et même — de plus en plus — wagnériennes, incarne un Grand Prêtre et un Grand-Sacrificateur tout sauf anecdotiques : son Français sublime et son legato généreux font de chacune de ses apparitions des grands moments de théâtre. Surtout, qu’il ne quitte pas de si tôt ce répertoire qui lui va à merveille ! Si Philippe-Nicolas Martin se voit confier la tâche (a priori ingrate) de tenir plusieurs emplois accessoires, il s’y montre tellement convaincant qu’on doit l’applaudir deux fois plus. Son instrument s’enrichit de jour en jour, sa diction confine à la perfection, et si on l’a connu plus timoré, son pouvoir de conviction est maintenant total. Preuve en est, le petit air de Valère – qui retrace le combat des deux familles – devient grâce à lui un petit chef-d’œuvre. Enfin, Eugénie Lefebvre est une suivante de luxe, totalement habitée par son rôle, et aux dispositions théâtrales évidentes.
Cette recréation est une totale réussite, d’ailleurs largement applaudie par les spectateurs de l’Opéra royal, obligeant même le chef à bisser le chœur final. Un disque est à paraître dans quelques mois, et déjà à conseiller absolument.
INFORMATIONS
Antonio Salieri : Les Horaces, tragédie lyrique en 3 actes (1786)
Versailles, Opéra royal, 15 octobre 2016
Coproduction Centre de musique baroque de Versailles – Les Talens lyriques
Judith Van Wanroij, Camille
Jean-Sébastien Bou, Le Vieil Horace
Cyrille Dubois, Curiace
Julien Dran, Le Jeune Horace
Andrew Foster-Williams, Le Grand-Prêtre, Le Grand-Sacrificateur
Philippe-Nicolas Martin, Un Romain, Un Albain, L’Oracle, Valère
Eugénie Lefebvre, Une Femme, Une Suivante de Camille
Les Talens lyriques
Les Chantres du Centre de musique baroque de Versailles (Olivier Schneebeli, direction artistique)
Christophe Rousset, direction
En attendant le disque, la partition, réalisée par Nicolas Sceaux, est librement téléchargeable.
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