par Blanche Dutreuil · publié jeudi 29 octobre 2015
Pour cette nouvelle création à Ambronay, l’ensemble Seconda Pratica, qui avait convaincu dans un autre programme, explore ses racines portugaises. Ses musiciens nous ont ainsi offert une émouvante plongée dans leur terre et sa culture populaire, ses origines anciennes et profondes, ses traditions orales, mais aussi dans le répertoire savant des xve et xvie siècles de la péninsule ibérique.
L’entrée en matière, quoique intrigante, n’augurait pourtant rien de bon : des allers-retours pour installer des sièges sur la scène, dans une sorte d’évocation du chant populaire d’allure un peu parodique, peut-être pour mieux lui rendre justice ensuite ? Curieuse idée, propos peu clair et peu convainquant. La scénographie, intéressante dans certaines pièces, était ainsi parfois gênante ; à la décharge des interprètes, l’espace de la salle, restreint, comme son acoustique un peu sèche, n’étaient pas idéaux pour une production vocale à la dimension scénique ambitieuse, et ne pardonnaient guère les fantaisies liées à la mise en scène, celle-ci tendant à être outrée, à perturber la fluidité du chant d’une part, et du déroulement du programme d’autre part.
Après le concert, j’ai donc cherché à en savoir plus sur ce parti-pris qui m’agaçait assez franchement, et qui, je crois, a déplu à une part du public : la soprano Sofia Pedro a pris le temps de me faire part avec générosité et vivacité (et dans un français remarquable), de la complexité d’aborder un programme « dans la terre » et tout en simplicité pour des artistes de formation plus lyrique, pour certains, ou du moins issus de la musique savante ; à cette fin, s’appuyer sur un travail scénique permettait à la fois d’entrer plus complètement, plus physiquement, dans l’esprit du répertoire, et de faire comprendre au spectateur les enjeux profonds d’un tel héritage.
L’enjeu et cette solution paraissent en effet intéressants ; toutefois, le travail sur le chant, a cappella notamment, et accompagné avec pertinence par le texte confié au récitant (qui était beau, éclairant, mais qui aurait gagné à être dit avec plus d’unité et de simplicité, alors qu’il était livré par bribes entre les pièces), suffisaient à convaincre et à faire entrer dans cette logique, tandis que la mise en scène à proprement parler, elle, allait à mon sens jusqu’à desservir le propos, qui en devenait par endroits obscur ou caricatural — expressions outrées, aspect « conceptuel » de mouvements dont le sens était énigmatique, où l’on se fige soudain dans une posture raide et curieuse, les yeux exorbités, sans parler du jeu étrange avec les longs cheveux de la contralto pendant qu’elle chantait.
Quoique je ne sois en rien hostile aux esthétiques très contemporaines, je demeure persuadée qu’ici la tradition était plus lisible, dans son dépouillement et ses quelques ornements codifiés (exploités pour les costumes, j’y reviendrai), et qu’un parti pris esthétique qui ne fonctionne qu’avec des explications est sans doute perfectible.
Néanmoins, ne tombons pas dans des généralisations hâtives : certains aspects de la mise en scène fonctionnaient, du point de vue symbolique et expressif comme du point de vue de l’acoustique.
D’un point de vue symbolique, tout d’abord, et quoiqu’il soit assez indépendant de la mise en scène à proprement parler, le travail de costumes m’a semblé justifié pour soutenir le propos et le style : chemises rustiques, aux couleurs des paysages du nord du Portugal, chaussures robustes de travailleurs, pour ancrer dans le sol, pantalons courts traditionnels, et des foulards qui m’ont semblé être le vrai gain de ce travail. En tissu blanc, ils étaient peints de motifs traditionnels du Nord revisités : des cœurs en entrelacs, comme ces boucles d’oreilles en filigrane emblématiques de la région, et des motifs minéraux pour les hommes, végétaux pour les femmes, ainsi qu’un chapelet de ces mêmes cœurs typiques, au crochet cette fois, à l’un des angles de chaque foulard, en couleurs pour les hommes, blancs pour les femmes (le feu face à l’eau), m’explique la costumière ; on cernait spontanément les grandes lignes, avec une culture minimale sur le Portugal, mais, tandis que cette symbolique des couleurs solaires / aquatiques est moins spécialisée, c’est celle qui m’avait échappé, tout comme le caractère minéral des motifs masculins : il faut dire qu’on ne les voit que de loin, et assez furtivement.
J’ai donc trouvé dommage que le livret ne donne pas les explications nécessaires sur ces costumes qui ont bénéficié d’un travail soigné et lourd de sens ; ces beaux et riches foulards notamment se perdaient un peu face à la mise en scène, et auraient sans doute été plus évocateurs dans un univers visuel plus sobre, voire classique, sur des musiciens vêtus de noir par exemple.
Du point de vue expressif et acoustique, j’ai notamment retenu la pièce où une colonne (d’ouvriers, paysans ou mineurs, se dit-on), comme pour une procession ou un enterrement, avance, en chantant ; le chant part de l’avant de la colonne, remonte, puis redescend du fond, et circule ainsi, ce qui crée un effet de répons et de gonflement du son dans une litanie solennelle chantée en voix de poitrine moins placée, à l’émission directe, litanie « dans la terre », et pleine de son âpreté.
De même, l’occupation originale de l’espace était parfois intéressante pour l’équilibre sonore (musiciens mêlés et répartis sur toute la scène, avec pour chacun une orientation différente dans des « tonos castellanos », par exemple), et quelques morceaux bénéficiaient d’un travail qui apparaissait réellement à mi-chemin entre exploration scénique et recherche musicale (comme les échanges entre une voix chantant une romance et une voix parlée, intéressants du point de vue de l’immersion dans l’âme de ce pays, qui, s’ils avaient été gérés avec plus de simplicité, en auraient été plus percutants pour plonger dans l’atmosphère très singulière de cette musique, ou comme pour la pièce « A fonte », que je traiterai plus longuement dans la seconde partie, concernant l’aspect musical du concert).
D’un point de vue plus strictement musical donc, passée l’« installation » que nous avons déjà évoquée, le programme s’ouvrait par une envoûtante pièce chantée par la mezzo seule (Sophia Patsi), où le public entrait immédiatement et tout naturellement dans l’esthétique directe bien que complexe de cette musique, populaire et néanmoins fine. L’on était saisi par la somptueuse voix de la chanteuse, sans aucune affectation, très expressive, à fleur de peau, et au timbre d’une rare qualité. A cappella dans cette romance, elle a créé un silence stupéfiant, avec une présence de madone ibérique, très simple mais hiératique, d’une grande beauté en outre, bref, une interprète fascinante, que l’on souhaite retrouver souvent encore.
Ce chant à lui seul, placé avec bonheur en ouverture, donnait donc parfaitement l’intuition de la dimension sophistiquée en même temps que tellurique du répertoire, l’intuition de sa dimension mythique également ; ainsi, c’est bien grâce à la qualité des musiciens que le message et l’émotion étaient transmis, et que les spectateurs furent acquis au répertoire et à l’ensemble dès les premières pièces.
Le programme entier, son choix de pièces et son organisation, ainsi que les musiciens, tenaient ensuite brillamment cette ligne. Aux côtés de cette première soliste, en effet, l’accompagnement n’avait pas à rougir : chacun tenait son rôle parfaitement mais sans emphase, avec tout l’esprit et la modestie qui conviennent à un travail d’ensemble de grande qualité ; notons que tous, en plus d’être de très bons instrumentistes, sont chanteurs, avec des voix bien travaillées, parfaitement justes, et le sens de l’interprétation et de la polyphonie. Ainsi, le guitariste, Jonatan Alvarado, a pu s’illustrer dans quelques pièces, sans pour autant voler la primauté aux voix, et notamment aux voix des solistes féminines, qui étaient à l’honneur dans ce programme ; en tant que chanteur, il avait par ailleurs une voix pure, forte, et assez prenante. Signalons qu’il est également co-directeur musical de l’ensemble, et que son travail à ce poste est remarquable. De la même façon, sans avoir de pièce où briller, la violoniste Asuka Sumi retenait malgré tout l’attention par un son intéressant, et une présence réelle ; j’ai aussi apprécié, sur la fin du programme, de beaux traits de flûte joués par Nuno Atalaia, qui est co-directeur de l’ensemble, et dont on peut apprécier le talent à ce poste autant que comme musicien, d’autant plus à louer qu’il n’a pas eu la tentation de se mettre au premier plan comme instrumentiste ou chanteur, laissant une place équilibrée à chacun, et se concentrant sur le lourd travail de direction. Le continuo était irréprochable, quoiqu’il n’y ait pas beaucoup de choses à en dire dans un tel programme, où son rôle était assez simple et en retrait ; c’était bien l’intelligence du jeu de Fernando Aguado au clavecin et Julie Stalder à la viole de gambe qui permettait à tous de se révéler pleinement, pilier pour l’homogénéité pleine de relief de l’ensemble.
Dans le même type de registre que la romance inaugurale, la pièce « A fonte » a retenu mon attention, « poétisant les grands drames de la vie humaine dans ses racines les plus intimes », rythmant la vie, donnant une dimension mythique au quotidien (selon l’esprit du texte du récitant) : elle s’ouvrait par une superbe entrée a cappella de la soprano, Sofia Pedro, dont la voix est très belle également, et dont la présence, quoique plus discrète que celle de sa collègue, est pleine de sensibilité, et sans fard. La pièce se développait ensuite en un duo dialogué avec un chanteur dont les accents étaient vrais, simples, la voix belle et souple, pleine de fraicheur, s’accordant bien avec sa compagne de duo ; ici, la dimension de drame populaire, de mythe primordial et tragique, est évidente — dans le texte, dans l’aspect répétitif, les accents poignants, mais aussi la mise en scène, une lente circonvolution autour des deux chanteurs immobiles, les autres battant un rythme avec leurs foulards aux motifs traditionnels évoquant les éléments naturels et l’amour, dans un esprit « archaïque », proche par exemple du martinete (chant a cappella sur un rythme battu à la forge appartenant au flamenco le plus primitif, le plus profond), tellurique, austère, tragique.
La mise en scène et ces frappes évoquent ainsi une sorte de chœur antique battant la mesure, les pulsations d’un cœur, l’enfermement des protagonistes dans ce contexte étroit, ronde oppressante d’un temps cyclique, mythique, et ensevelissement progressif des deux personnages sous ces foulards – poids d’une société traditionnelle, suaires, serviettes du barbier chez qui se joue la tragédie populaire... les lectures possibles étaient multiples et riches.
J’ai été marquée également par le très beau solo modulant et vocalisant de Sofia Pedro sur chœur à bouche fermée : le concert offrait ainsi une intéressante exploration des possibilité du chant a cappella, par la variété de ses mises en œuvre et par l’excellence de la technique vocale de l’ensemble comme de sa capacité à émouvoir !
Le travail polyphonique était en effet aussi enthousiasmant que celui des solos : le son d’ensemble était très abouti, à la fois rond, simple, expressif, bien timbré et plein de relief — chanteuses qui se détachent somptueusement du chœur d’hommes par endroits, voix masculines homogènes entre elles, mais avec des natures de voix marquant bien les différentes tessitures. Les voix sont globalement souples et placées avec légèreté.
La cohérence de style en outre était grande, révélatrice d’un véritable ensemble, qui travaille main dans la main, cherche une unité, mais aussi l’intégration des personnalités, sans les lisser, pour tisser une interprétation commune, ce qui sert tout particulièrement ce répertoire (mais aussi toute polyphonie, spécialement contrapuntique) : de l’aisance dans la gestion des lignes individuelles juxtaposées, une perfection dans la justesse et les points de réunion des voix, des harmoniques riches permettant des accords très pleins, quelques dissonances très bien menées.
Le travail de recherche, de symbolique et de mémoire convainc donc, dans la dynamique et dans le résultat vocal, esthétique et parfois spatial, même s’il ne validait pas, à mon sens, le jeu théâtral ; si la transposition et la mise à portée sont à signaler, c’est avant tout du côté musicologique, avec une belle réflexion sur ces partitions anciennes, et peu ou pas transmises jusques ici au public, dans nos contrées tout au moins. Retenons également l’énergie, l’investissement et la très spontanée générosité des musiciens, ravis de nous proposer de très jolies pièces en bis (un enthousiasme et une fraicheur, là encore, aussi peu courants que le degré de cohésion de l’ensemble), ainsi que la grande qualité du travail d’ensemble vocal de Seconda Pratica, chœur de solistes de haut vol (de très belles voix, avec des personnalités fortes, mais parfaitement unies dans un travail de fond, une émotion et une technique irréprochables).
Pour conclure, en dépit d’une mise en scène qui entravait parfois l’écoute, le concert Cantar, contar était très beau, et l’ensemble Seconda Pratica donnait envie d’être réentendu, sur ce programme en particulier, qui m’a semblé mériter d’être encore exploré par de si bons musiciens tant il laissait entrevoir de richesse, d’émotion et de variété.
INFORMATIONS
Contar, cantar, concert donné dans le 19 septembre 2015 dans le cadre du festival d’Ambronay.
Ensemble Seconda Pratica
Nuno Atalaia & Jonatan Alvarado, direction.
Crédit photo : Bertrand Pichène.
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