par Loïc Chahine · publié mardi 13 septembre 2016 · ¶¶¶¶
Pour son premier disque chez Alpha, aux côtés d’Il Giardino Armonico, Anna Prohaska a choisi d’illustrer non pas une mais deux figures d’opéras : Didon et Cléopâtre. Christophe Ghristi, dans le livret du disque, expose les liens qui peuvent unir les deux personnages : non seulement elles connaissent toutes deux une fin tragique (ce qui n’a rien d’original), mais surtout ce sont des reines d’Orient et des femmes de pouvoir amoureuses. Au demeurant, ce serait aussi le cas de Sémiramis, récemment évoquée par une belle anthologie qui allait de Caldara à Meyerbeer ; peu importe sans doute que le lien puisse paraître un peu artificiel : l’essentiel reste bien, dans cet exercice, que les airs soient beaux, bien chantés et bien joués.
Car ces récitals thématiques sont souvent l’occasion de découvrir quelques extraits d’œuvres qui intégrales seraient sans doute invendables : y aurait-il vraiment beaucoup de monde à se précipiter sur un Giulio Cesare in Egitto de Sartorio1, une Dido, Königin von Karthago de Graupner, ou encore La Cleopatra de Daniel da Castrovillari ? Même Marc’Antonio e Cleopatra de Hasse, œuvre pourtant superbe et rendue célèbre en son temps par la présence de Farinelli, 20 ans, dans le rôle de Cléopâtre, aux côtés de la contralto Vittoria Tesi en Marc-Antoine — même Marc’Antonio e Cleopatra n’a toujours pas bénéficié d’un enregistrement de référence. On le regrette, bien entendu, mais c’est ainsi, et à défaut, profitons de ce qui nous est offert : ce récital est l’occasion d’entendre un peu de cette musique, et l’on entendra ici un air de chacune de ces œuvres, ainsi que d’autres plus célèbres, comme le Giulio Cesare de Händel ou La Didone de Cavalli, sans oublier Dido and Æneas de Purcell. Ainsi, le récital s’épanouit dans trois langues (italien, anglais, allemand) et il n’y manque qu’un peu de français (que la Didon de Desmarest, par exemple, aurait pu fournir) pour être parfaitement représentatif de l’Europe aux premiers âges de l’opéra.
On se demande en revanche pourquoi être allé puiser dans The Tempest de Locke des intermèdes instrumentaux qui sont sans rapport avec le propos, quoiqu’ils soient fort beaux.
D’un air à l’autre, d’un compositeur à l’autre, le niveau musical ne faiblit pas. L’air « Holdestes Lispenl der spielenden Fluthen » de Graupner, avec ses trémolos de cordes et son motif de flûte traversière, ou les airs « Non voglio amar » et « Quando voglio » (ce dernier avait déjà été enregistré par Patricia Petibon) de Sartorio, tous deux dansants, apportent une note plus légère qui contraste à côté des drames de Händel ou Purcell, Hasse offrant une page d’éclatante virtuosité vocale et instrumentale de fort belle facture…
Anna Prohaska est aussi à l’aise chez Cavalli que chez Hasse (leurs deux airs s’enchaînent dans le disque), et ce n’est pas le moindre compliment que l’on puisse lui faire : son monologue de La Didone est un délice de qualité de ligne comme de plaisir du texte, son « Morte col fiero aspetto » de Cléopâtre témoigne d’une maestria des plus jubilatoires. Le timbre est des plus agréables, le chant est précis, mais c’est surtout la musicalité qui séduit : Anna Prohaska a l’art, partout, de faire aimer les courbes, les lignes et à la fin les phrases. Dans « Quando voglio » de Sartorio, elle montre qu’elle sait enjôler, sans toutefois sombrer dans l’histrionisme vulgaire. Si nous ne sommes pas totalement convaincus par la lamentation finale de Didon de Purcell — qui, il faut le dire, ne gagne pas à être détachée de ce contexte —, l’autre grande célébrité du disque, l’air « Se pietà » du Giulio Cesare de Händel, s’avère très réussi.
Il y a une manière de jouer, un son Giardino Armonico que l’on apprécie ou pas, dont l’une des marques est la virulence des attaques presque percussives chez les cordes. Ce qui pourrait agacer, c’est le soin quasi maniaque apporté au détail qui devient parfois un peu excessif et peut avoir tendance à être trop démonstratif, à trop vouloir se distinguer, comme par exemple dans l’air « Se pietà » de Händel. Le continuo est soigné, sobre, efficace — ce qui est particulièrement remarquable dans l’air « Ah! Belinda, I am press’d with torment » de Purcell, et dans le monologue de La Didone. Les pièces instrumentales sont toutes très réussies, bénéficiant d’un savant dosage des effets. La chaconne des Chinois et des Chinoises de Fairy Queen est habilement variée dans les articulations, les sonorités, les ambiances — elle semble vraiment raconter quelque chose. Dans toutes les pièces vocales, il est clair qu’Il Giardino Armonico est un partenaire à part entière, et de même qu’il y a deux personnages dans le thème du disque, il y a deux protagonistes pour les incarner : le chant et l’orchestre.
1. Jean-François Lattarico, que nous remercions, nous signale l’existence d’un enregistrement réalisé en live à Innsbruck en 2004 et publié par ORF, « malgré de trop nombreuses coupures ». ↑
Purcell : The Fairy Queen, Chaconne
Cavalli : La Didone, «Re de’ Getuli altero»
Hasse : Marc’ Antonio e Cleopatra, «Morte col fiero aspetto»
INFORMATIONS
Anna Prohaska, soprano
Il Giardino Armonico
Giovanni Antonini, dir.
Airs de Purcell, Graupner, Sartorio, Castrovillari, Händel, Hasse et Cavalli. Pièces instrumentales de Purcell, Locke et Rossi.
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