par Wissâm Feuillet · publié jeudi 21 juillet 2016 · ¶¶¶¶
Détresse profonde et petites joies d’être au monde — désespoir et bonheur d’exister : c’est ce qu’évoque irrésistiblement l’écriture de Vierne pour le piano, intense dans la délicatesse comme dans l’hallucination obsédante, dans le sentimentalisme comme dans le tragique, mais jamais naïve, tant un sentiment dramatique omniprésent rattrape chaque ligne, même les plus mièvres. La pianiste lituanienne Mūza Rubackytė s’est fort bien approprié ces contrastes puissants qu’elle restitue avec une éloquence rare et une virtuosité saisissante sur un Fazioli de concert (presque trois mètres de long), piano qui aurait pu être écrasant, mais qui, sous les doigts de la musicienne, laisse respirer la musique de Vierne.
Le disque s’ouvre sur un cycle de préludes (Op. 36, daté de 1915), qui nous a semblé être la partie la plus remarquable du programme. Mélodiquement et harmoniquement, ces préludes ont, pour certains, une puissance d’évocation déconcertante qui laisse pantois. Le mot de « prélude » doit faire penser aux préludes de Chopin, ou plutôt à ceux de Debussy, dont ils sont les quasi contemporains, voire à ceux de Rachmaninov : chez eux, le prélude est un tout unique et plein, un petit poème musical animé de sa vie propre. Comme chez Debussy, les préludes de Vierne possèdent des titres qui laissent rêveur : « Tendresse », « Souvenir d’un jour de joie », « Évocation d’un jour d’angoisse », ou encore « Seul ». Ces titres ciselés créent un horizon d’attente qui, étonnamment, n’est presque jamais déçu, ni par la musique de Vierne, ni par l’interprétation qu’en donne Mūza Rubackytė, parfaitement claire, qu’elle soit douce ou emportée, comme si le titre constituait pour elle une grille de lecture qu’elle se serait donné pour mission de rendre la plus intelligible possible. Il semble que cela ait réussi ! D’un bout à l’autre, le cycle, qui paraît régi par une sorte de lunatisme, de propension à la saute d’humeur, ne laisse pas l’auditeur serein. Nombreuses semblent être les influences de ces préludes : du « Prologue » très lisztien dans son emportement, on va vers une « Tendresse » aux harmonies debussystes, puis vers une « Évocation d’un jour d’angoisse » un peu fauréenne, sans oublier, disséminés, de nombreux accents franckiens.
Ces préludes sont suivis par « Solitude » (Op. 44, daté de 1918), sous-titré « Poème pour piano ». Comme dans les préludes, on sent, dans l’écriture de Vierne, la volonté de faire poème, de rendre la musique qui, pourtant, n’est pas langage, loquace ; d’atteindre une expressivité extrême, à laquelle la poésie n’aurait rien à envier. Cela est particulièrement saillant dans le deuxième mouvement, « Nuit blanche », et dans le dernier, « La ronde fantastique des revenants », dont le titre n’est pas sans rappeler une certaine danse macabre… La pianiste, particulièrement brillante dans cette « ronde fantastique », avec un sens des nuances prononcé, ménage constamment le mystère et les effets de surprise, non sans une belle fluidité que la difficulté de ces pages ne rend pas évidente ; et surtout, sa grille de lecture, toujours claire, au service des titres choisis par Vierne, rend la poéticité de cette musique comme évidente.
Ce disque, qui met en lumière le caractère obsessionnel de la musique de Vierne, pleine de récurrences rythmiques saccadées, de mouvements brusques répétés, s’achève sur le troisième nocturne de l’Op. 35 (1915-16), soit huit minutes de douceur tranquille, de lignes éthérées, suspendues, qui font une sorte de ressaisie de ce que les préludes ont de plus délicat. Que le disque s’achève sur cette pièce pourrait s’interpréter comme un clin d’œil de Mūza Rubackytė : « Vous avez cru que Vierne pouvait se résumer à ce légendaire caractère torturé, à cette morne attrition ? Seulement, c’est un peu plus compliqué… » Oui, complexe, et nous dirions même oxymoronique, la musique pour piano de Vierne se révèle là dans toute sa diversité. Il faut penser à l’écouter en écho à des vers de Verhaeren… Nous avons trouvé avec ce disque une porte d’entrée idéale pour pénétrer l’univers de Vierne, porte d’entrée à laquelle nous pourrions nous en tenir et rester sur le seuil, tant ce seuil a de charmes.
« Tendresse »
« Évocation d’un jour d’angoisse »
INFORMATIONS
Mūza Rubackytė, piano.
1 CD, 73’18, Brilliant Classics.
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