par Wissâm Feuillet · publié samedi 9 juillet 2016 · ¶¶¶¶
Richard Millet, dans Le sentiment de la langue, consacre une belle réflexion aux leçons de ténèbres. Si son propos est vibrant de justesse et servi par une expression sobre et prenante qui fait corps avec l’esprit des Lamentationes Jeremiae, nous ne partageons pas son présupposé, parfaitement résumé dans le titre de son article : « Un genre proprement français1 ». Les « leçons de ténèbres » auraient quelque chose de particulièrement « français » ? Il existe indubitablement une manière « à la française » de composer pour l’office des ténèbres ; cependant, le genre n’est pas « proprement français », puisqu’il est également illustré en Italie : Massaiano, Palestrina, Cavalieri, avant même l’apogée française, puis Alessandro Scarlatti, par exemple, ou Nicola Porpora, ou Alessandro Della Ciaia (vers 1605 – vers 1670), compositeur siennois de la génération précédant celle de Scarlatti, remis à l’honneur par l’ensemble Laboratorio ’600 dans le présent disque.
Ces lamentations frappent par leurs proximités rhétoriques avec les lamentations françaises plus tardives, peut-être mieux connues du public : une lettre hébraïque très ornée ouvre chaque verset, développée sur des mélismes souvent vertigineux ; à ces mélismes succèdent une intensité et une gravité de l’expression caractéristiques, sur lesquelles les versets se déploient lentement, distendus à l’extrême. Cette intensité du texte littéraire et musical est admirablement mise en lumière ici — quel paradoxe, pour ce que les Français appellent « leçons de ténèbres » — par la voix de Roberta Invernizzi et le riche continuo cristallin de l’ensemble Laboratorio ’600 (orgue, harpe, théorbe et archiluth) : d’une clarté redoutable, la présente interprétation livre la musique de Della Ciaia pure, sans fantaisie, telle une pièce de dentelle percée par la lumière du jour.
En ce sens, l’extase de Sainte Catherine de Sienne choisie pour illustrer la couverture du disque est particulièrement éloquente : habillée de noir, se détachant à peine d’un fond sombre, ténébreux, cette Catherine au visage resplendissant, éclairé par sa guimpe blanche et une lumière comme descendue des hauteurs, est la parfaite allégorie de la musique de Della Ciaia, véritable oxymore où le clair le dispute à l’obscur. Roberta Invernizzi incarne cet oxymore avec un goût très sûr : la voix est marmoréenne, épousant le mouvement de la musique sans lui imposer un mouvement contraire, se pliant au ton du texte ; humblement virtuose lorsqu’il le faut, très claire dans les morceaux de bravoure, elle se montre pleine de retenue dans les moments plus recueillis. « Cette obscure clarté qui tombe des étoiles » ne serait pas possible sans le soutien discret du continuo qui joue un rôle de tapis sonore et laisse ainsi la place à la voix qu’il porte sans l’écraser : l’orgue lie ensemble les accords égrenés par les trois instruments à cordes pincées qui auraient pu être soutenus par une basse d’archet dont l’absence, étonnamment, ne se fait pas vraiment sentir.
Entre ces lamentations, Franco Pavan a eu l’étrange idée d’insérer des toccatas pour luth, fort bien jouées sur l’archiluth, instrument qui, nous explique-t-il dans le livret de présentation, avait la préférence de Della Ciaia. Nous le croyons volontiers, mais qu’il nous soit permis de dire qu’il ne s’agit pas là d’une raison suffisante pour émailler le programme des œuvres de Galilei et Saracini. Si le mélange n’est ni désagréable ni discordant, nous aurions aimé que les instruments du continuo, à la rigueur, se partageassent ces transitions : une ou deux toccatas à l’orgue, par exemples, auraient joliment complété ce programme. Mais ne refaisons pas à notre fantaisie ce qui a été conçu autrement.
Voilà l’occasion de découvrir un compositeur dans d’excellentes conditions, et de compléter sa discographie de lamentations italiennes. Leur étalement tranquille confère à ces lamentations d’Alessandro della Ciaia un certain pouvoir apaisant…
1. Richard Millet, Le sentiment de la langue, II, « Un genre proprement français », Éditions de la Table Ronde, Paris, 2003, p. 106 : « […] c’est en France que cette musique s’est déployée, magnifiquement, en tant que genre autonome […]. » ↑
Feria Quinta: Lamentatione Seconda
INFORMATIONS
Roberta Invernizzi, soprano
Laboratorio ’600
Katerina Ghannudi, harpe double
Craig Marchitelli, archiluth
Francesco Moi, orgue
Franco Pavan, théorbe, archiluth & dir.
2 CD, 57’40+48’40, Glossa (2016).
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