La cinquième corde du violoncelle

par Wissâm Feuillet · publié lundi 2 mai 2016 · ¶¶¶

Au fil de l’histoire, bien des instruments sont tombés dans l’oubli, quand d’autres naissaient, parfois pour peu de temps : baryton à cordes, hautbois de chasse, cor de basset, arpeggione… Les instruments mêmes qui sont demeurés ont parfois connu des variantes, tel le violoncelle : à partir du xviiie siècle, le violoncelle « traditionnel » à quatre cordes n’est plus le seul sur la scène, puisqu’un violoncelle plus petit, nommé « piccolo », muni d’une cinquième corde (mi aigu, une quinte au-dessus du la) est particulièrement prisé dans le répertoire soliste. En effet, cette corde de mi facilite considérablement la montée dans l’aigu et augmente par conséquent le potentiel virtuose de l’instrument. C’est vers cet instrument que s’est tournée Elinor Frey pour ce disque.

Soutenue par Lorenzo Ghielmi, qui l’accompagne au pianoforte (copie d’un Sielbermann), Elinor Frey fait sonner cet instrument comme peu l’ont fait, dans un programme tout à fait original de sonates allemandes peu pratiquées (Abel, Johann Christoph Friedrich Bach, Kirnberger et Graun). Ce répertoire, avouons-le, n’est pas toujours d’une qualité musicale exceptionnelle : aucune de ces sonates n’est une véritable révélation mélodique, aucun trait n’impressionne particulièrement par son inventivité ; bref, le tout est sans surprise. En revanche, l’exécution est magistrale, fine et sensible, pleine d’à-propos et de malice, et le talent des deux instrumentistes donne à ces sonates comme un supplément d’intérêt. Ce qui manquait sur le papier est compensé par un jeu d’une belle distinction, souvent gracieux, plein d’heureuses articulations.

La justesse des tons le dispute à l’irréprochable technique du violoncelle, soutenu par un continuo aux trouvailles admirables. Lorenzo Ghielmi — et ce n’est pas une première — excelle pour « remplir » l’harmonie. Sa réalisation est exemplaire : quelle richesse et quel naturel ! S’il ne se contente jamais des solutions évidentes, son accompagnement est plein de fluidité et de simplicité. Elinor Frey trouve en lui le partenaire parfait : jamais écrasant, il sait, par tel conduit, telle formule, mettre en valeur et rendre plus expressive la ligne du violoncelle, ce qui était déjà saillant lorsqu’il accompagnait son frère dans les sonates pour viole de gambe de Carl Philippe Emmanuel Bach. De plus, le choix du pianoforte ne gâte rien : si l’on n’a pas l’habitude d’entendre le violoncelle piccolo, on n’entend guère plus, hélas, des pianofortes de Silbermann. La copie employée ici, déjà utilisée pour accompagner Vittorio Ghielmi, a de quoi faire changer d’avis ceux qui pensent que les premiers pianofortes ont une sonorité ingrate.

Pour donner un aperçu plus net des ressources de ce pianoforte, Lorenzo Ghielmi ajoute au programme une sonate pour clavier de Carl Philippe Emmanuel Bach, parfaitement à sa place dans cet ensemble très « Sturm und Drang ». Elinor Frey, quant à elle, interprète deux pièces de Benda sans basse, l’occasion d’entendre son bel instrument s’exprimer seul. Le seul point faible du disque nous semble être la deuxième sonate d’Abel (wko 148), malheureusement jouée sans le pianoforte, avec pour tout accompagnement celui d’une basse de violon. La sonate paraît ainsi un peu creuse. Quitte à employer la basse de violon, pourquoi ne pas l’avoir fait sur l’ensemble du disque, pour enrichir le continuo du pianoforte ? Qu’à cela ne tienne : ces sonates allemandes forment une charmante collection, à posséder d’urgence pour qui voudrait connaître le violoncelle piccolo (après tout, y a-t-il beaucoup mieux ?) ou se familiariser avec les pianofortes Silbermann.

Extraits

Abel : Sonate en sol majeur, III, Rondeau

Kirnberger : Sonate en ut majeur, III, Cantabile e variazioni

INFORMATIONS

Berlin Sonatas

Carl Friedrich Abel : Sonates pour violoncelle et basse continue en sol majeur wko 147 et la majeur wko 148.

Johann Christoph Friedrich Bach : Sonate pour violoncelle et basse continue en la majeur hw x.3.

Johann Jakob Kirnberger : Sonate pour violoncelle et basse continue en ut majeur (1769).

Carl Heinrich Graun : Sonate pour violoncelle et basse continue en ut majeur GraunWV :B:XVII:53.

Carl Philipp Emanuel Bach : Sonate pour clavier en sol majeur Wq. 62/19

Franz Benda : Exercices progressifs, 1814, no 25 ; Études de violon ou caprices, Caprice no 16.

Elinor Frey, violoncelle à cinq cordes
Lorenzo Ghielmi, pianoforte d’après Silbermann
Marc Vanscheeuwick, basse de violon (sonate d’Abel wko 148).

1 CD, 74’04, Passacaille, 2015.

Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

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