par Loïc Chahine · publié jeudi 16 octobre 2014 · ¶¶¶¶
« Si nous essayons de retrouver ce qui, pour leurs premiers auditeurs, put faire la radicale nouveauté d’œuvres à présent aussi connues que les sonates “Tempête”, “Waldstein” et “Appassionata” (…), si nous nous efforçons de les écouter comme pour la première fois… » C’est en ces termes que Mathieu Dupouy commence le remarquable texte de présentation du disque de Soo Park consacré à trois sonates bien connues de Beethoven. Il indique aussi que « le fait de les jouer sur un instrument contemporain de leur composition doit nous aider, en ravivant notre écoute par des sonorités à la fois anciennes et nouvelles à nos oreilles » ; ce tout dernier point, des sonorités nouvelles à nos oreilles, n’est pas tout à fait exact, du moins pas pour tout le monde, puisque les sonates de Beethoven font partie des œuvres qui ont la chance d’être correctement fréquentées sur les pianos de leur époque — deux intégrales de grande qualité, celle de Paul Badura-Skoda et celle de Ronald Brautigam, mais aussi plusieurs disques séparés comme celui, paru il y a environ un an, d’Alexeï Lubimov qui proposait un programme semblable à une sonate près, le “Clair de lune” se substituant à l’“Appassionata”. Plus qu’une simple critique (qu’il contient aussi), cet article prend Mathieu Dupouy au mot : et si nous essayions d’imaginer un peu ce qu’avaient pu être ces sonates dans leur temps ? Donnons du moins, à défaut de le faire totalement (ce qui dépasserait largement le cadre de ce site), de donner quelques pistes.
Le contexte socio-culturel, d’abord, est tout à fait autre. Figurons-nous un instant que la musique, en ce tout début du xixe siècle, ne peut être sans qu’il y ait musicien physiquement présent en même temps qu’elle : soit vous écoutez quelqu’un qui joue, soit vous jouez vous-mêmes, mais vous ne pouvez pas, bien sûr, écouter un disque. Or, Vienne n’est ni Paris ni Londres, et la vie musicale y est très amplement dominée par le mécénat, et qui plus est un mécénat aristocratique car, même si la bourgeoisie aspire à prendre sa part de la vie culturelle, comme l’écrit Tia DeNora, « pour la plupart des bourgeois de Vienne, organiser un concert privé [est] une opération financièrement prohibitive ». À Vienne, les concerts publics (c’est-à-dire ceux où il suffit d’acheter sa place pour en avoir, où il ne faut pas être invité) restent relativement rares, et les relations entre musiciens et mécènes sont très personnelles, beaucoup plus, par exemple, qu’à Londres. Or, l’image que l’on a de Beethoven, jeune homme fougueux, passionné, très indépendant, a quelque peu obscurci un point essentiel : il a été le chouchou de l’aristocratie viennoise, et ce, avant même d’arriver dans la ville.
Anonyme, xixe s., Joseph Haydn jouant un quatuor à cordes
En 1792, Joseph Haydn, en rentrant de Londres, fait escale à Bonn. Là, le comte Ferdinand Waldstein lui montre les partitions de deux cantates composées par un jeune homme qui joue de l’alto dans l’orchestre de la cour } — c’est Ludwig van Beethoven, évidemment (je dis “évidemment” parce qu’introduire un personnage ainsi en le décrivant et en faisant mine de ne pas le nommer est un tour assez… euh… éculé, dirons-nous : tout le monde avait deviné, ne faites pas mine d’être surpris). Haydn est enthousiaste et veut bien prendre Beethoven comme élève à Vienne. Le comte Waldstein parvient à convaincre le prince-électeur Maximilian Franz, frère de l’empreur Joseph II, de financer le voyage et le séjour du jeune compositeur. Les rapports avec Haydn seront tendus, Beethoven s’avérant un élève assez peu discipliné, sous-traitant certains de ces devoirs et mentant sur le nombre de ses compositions… Mais il arrive à Vienne comme protégé de Waldstein. Ainsi, il se fait rapidement des relations, comme Wilhelmine von Thun, tante de Waldstein ; c’est peut-être elle qui présenta Beethoven à son gendre, le prince Carl Lichnowsky, qui fut un ami de Mozart, et qui sera ébloui par Beethoven au point de lui verser une pension annuelle de 600 florins — et ce jusqu’à la brouille qui interviendra entre eux deux et la rupture qui s’ensuivra, en 1806, nous y reviendrons. C’est aussi Lichnowsky qui financera l’édition par Artaria de la première œuvre importante de Beethoven, les Trios op. 1. Lichnowsky subventionne par ailleurs un quatuor à cordes, dont le premier violon est Ignaz Schuppanzigh, et qui se produit chez lui tous les vendredis matins. Ce quatuor se retrouvera ensuite chez un autre prince, Lobkowitz.
Car, comme je le disais, la vie musicale à Vienne se passe principalement chez les particuliers. Ainsi, la Troisième Symphonie, dite Héroïque, sera créée chez Lobkowitz en 1803, et il faudra attendre 1806 pour sa première exécution publique, en même temps que celle du Concerto pour violon, lors d’un concert organisé par le violoniste Franz Clement, à son bénéfice, au Theater an der Wien (celui qui avait accueilli en 1791 La Flûte enchantée de Mozart). Or, les concerts publics ne donnent pas lieu, semble-t-il, à l’exécution de sonates pour piano. Ainsi, lors du premier concert que Beethoven organise à son bénéfice, le 26 mars 1800, il donne une symphonie de Mozart, un air et un duo de La Création de Haydn, il improvise au piano (peut-être entendait-on là quelque fragment de sonate en cours de fabrication), puis le public entend sa Première Symphonie et son Septuor. Lorsque l’on entend des solos de pianos, outre quelques improvisations très prisées du public — un pianiste doit être un improvisateur, alors —, ce sont surtout des concertos, ou éventuellement, plus rarement, des œuvres de musique de chambre. Le récital pianistique tel qu’il existe aujourd’hui, c’est-à-dire au cours duquel il n’y a qu’un interprète, le pianiste, qui joue à peu près ce qu’il veut, ne sera inventé qu’une petite dizaine d’années après la mort de Beethoven par Franz Liszt — non par mégalomanie, d’ailleurs, mais parce que la sociabilité musicale évolue, et que la figure du virtuose, Paganini en tête, s’impose de plus en plus. Bref, aucune sonate de Beethoven, écrit Charles Rosen, n’a probablement été donnée lors d’un concert public de son vivant.
Affiche du premier concert au bénéfice de Beethoven.
À quoi servent donc les sonates pour piano ? Bien sûr, elles peuvent être utiles dans les salons, où Beethoven était appelé à se produire, mais surtout, elles sont éditées, publiées, et jouées par les Connaisseurs et Amateurs (pour reprendre un titre employé par C. P. E. Bach). Les partitions éditées sont ainsi une source de revenus non négligeable pour les compositeurs. La notoriété d’un interprète-compositeur, celle de Beethoven dans les années 1800, savamment entretenue par les duels pianistiques (avec Gelinek, avec Wölfl), piquait assurément la curiosité d’éventuels acheteurs qui avaient à cœur, à défaut de les entendre, de voir ce qu’ils jouaient et d’essayer de se l’approprier.
Donc, nous voici en 1805. Je vais chez le libraire musical Artaria (…) et je feuillette le cahier tout frais gravé d’une sonate de Ludwig van Beethoven [la “Waldstein”]. Soudain, je fais de gros yeux. Un premier mouvement d’une longueur et d’une difficulté jusqu’alors inimaginable dans les sonates (…) ; un thème principal dont le profil se perd sous les batteries rythmiques, et d’une telle extension que parmi force points d’orgue et force modulations (…) sa mélodie ne fait pas du tout l’effet d’un thème, mais bien plutôt d’un groupe entier de thèmes. Quant au thème secondaire, que j’attends — selon la règle — en sol majeur, c’est en mi majeur qu’il survient. Après tout, me dis-je, peut-être est-celà la médiante du ton (…) en route vers la dominante, sol majeur ? Mais aucune dominante à l’horizon. (…) Juste avant la réexposition, il frappe et refrappe obstinément au registre aigu le fa. N’ira-t-il pas plus haut ? Si ! Peu après, au cours de la réexposition, surgira un radio sol, et même, peu avant la fin, un la. Mais mon marchand de musique me fait la leçon : « Celui qui veut vraiment jouer du Beethoven, dit-il, doit expédier résolument au grenier son vieux Hammerklavier de Walter ou de Schantz (…), et qu’il en commande un nouveau, de plus robuste charpente, de plus grand clavier, et si possible avec la nouvelle mécaonique à la nouvelle mode française d’Érard ou anglaise de Broadwood, pour les batteries très rapides. Tel, en un mot, que celui dont M. Van Beethoven joue lui-même. »
Ces lignes imaginatives, signées Jörg Demus, décrivent quelle put être la réaction d’un connaisseur à la lecture de la partition de la sonate op. 55 en ut majeur dédiée au comte Waldstein. Jörg Demus — qui, outre un accompagnateur de Lieder très demandé, fut aussi partenaire de jeu à deux pianos ou à quatre mains de Badura-Skoda, et enregistra seul quelques disques sur pianos anciens — évoque aussi les grandes évolutions qui furent celles des pianos au cours du xixe siècle. Or, comme le rappellent Tia DeNora et William S. Newmann, Beethoven prit sa part dans cette évolution. D’une part, et c’est ce que rappelait l’enregistrement réalisé par Lubimov chez Alpha (paru en 2013), Beethoven se commanda un Érard. Or, ces pianos étaient, comme l’indiquait la très complète notice de ce disque, assez fragiles. Qu’advint-il de l’instrument sous les doigts du fougueux Beethoven ? Reicha raconte en effet qu’un jour, Beethoven lui avait demandé de bien vouloir lui tourner les pages lors de l’exécution d’un concerto de Mozart, et que les cordes cassaient les unes après les autres, de sorte que le pauvre Reicha passait son temps entre la tourne et l’évacuation des cordes détruites. Il y a fort à parier que le gentil piano d’Érard servit soit nuitamment, soit connut le même triste sort. Parallèlement, auprès de facteurs viennois comme Streicher, Beethoven faisait campagne pour « un mécanisme plus lourd, un instrument plus robuste et des sonorités plus fortes » (William S. Newmann). Les mécaniques viennoises, probablement héritées, en fait, de celles des tous premiers pianos de Silbermann — Joh. Seb. Bach aurait critiqué la lourdeur des instruments, Silbermann s’appliquant du coup à corriger drastiquement ce défaut — étaient assez légères, bien plus que celles des pianos anglais.
Gustav Igler, Hausmusik, vers 1938. Quoique le tableau soit bien plus tardif que la période dont nous parlons, on remarquera l’absence de pédales sur le piano ici peint, qui laisse imaginer qu’il s’agit encore d’un instrument à genouillères.
Quel qu’ait été l’équipement des particuliers, et s’il serait sans doute exagéré de considérer que c’est à eux que les sonates de Beethoven étaient destinées, il est du moins clair qu’elles s’adressent aussi à eux. Comment, dès lors, expliquer l’extraordinaire — au sens propre — difficulté technique, mais aussi et surtout musicale d’œuvres comme la Waldstein ou l’Appassionata ? Comme le souligne Henry-Louis de La Grange, la Troisième Symphonie « Héroïque », composée en 1803–4, est un « coup de tonnerre » : « à lui seul, cet ouvrage inaugure une nouvelle époque de la musique, par ses dimensions, par l’ampleur de son orchestration (…), par l’originalité de son style et même par l’audace de son langage. Beethoven ouvre ainsi la période centrale de sa production qu’on a qualifiée, elle aussi, d’“héroïque” ». On a souvent rapporté l’anecdote selon laquelle la pièce aurait été nommée ainsi alors que Beethoven l’avait au départ pensée en référence à Napoléon Bonaparte. Si l’anecdote est un peu inventée — le sous-titre d’héroïque est postérieur à la création, il apparaît en 1806, mais une dédicace à Napoléon était impensable dans une Autriche dont l’Empereur des Français était l’ennemi de guerre ; le coup de colère à la nouvelle du couronnement du général est donc probablement un mythe —, elle est néanmoins révélatrice de ce qui se passe dans la musique : la recherche, en plus d’une expression personnelle héritée de l’Empfindsamkeit de la deuxième moitié du xviiie siècle, de grands idéaux. Il ne nous paraît pas exagéré de considérer que la période dite “héroïque” de Beethoven constitue un pas décisif dans l’avancée vers le romantisme musical.
Or, la sonate op. 53, “Waldstein”, est exactement contemporaine de la Troisième Symphonie, puisqu’elle est composée en 1803 et 1804. N’y a-t-il pas dans cette pièce pour piano une correspondance avec la grande œuvre symphonique ? Il nous semble permis de penser qu’elle est une sorte d’“héroïque” pour le piano.
La sonate op. 31 no 2 est un peu antérieure : elle date de 1802 et se trouve contemporaine du Testament d’Heiligenstadt ; composée en pleine crise personnelle, elle ouvre la voie vers la période héroïque. Son surnom de “La Tempête” lui vient de la réponse que fit Beethoven à Anton Schindler — pour qui le compositeur avait une estime assez médiocre — qui demandait le sens de cette pièce et de la sonate op. 57 : « Lisez La Tempête », lui aurait-il répondu. L’assertion, comme toujours, est à prendre avec précaution, mais elle n’est pas improbable, puisque Beethoven était familier avec la pièce de Shakespeare. Cependant, il est remarquable que l’injonction est faite à propos de deux sonates, et non d’une seule ; plutôt que d’y voir une invitation à considérer la sonate op. 31 no 2 comme une illustration de La Tempête, il est séduisant de comprendre que Beethoven « signifiait qu’il pensait que sa musique faisait accéder à un autre monde (…) : pour lui, elle est le langage propre de l’homme, et seul un Caliban, tel que Prospéro le voit, peut chercher un sens littéral, car, attaché à sa culture originelle, il serait incapable de comprendre la société où règnent la liberté et la vérité. Beethoven a sans doute retenu cette phrase de La Tempête, “and all of us ourselves / When no man was his own” (littéralement : “nous nous sommes retrouvés quand aucun n’était lui-même”) car il conférait ce but à sa musique : arracher l’individu à lui-même, en le bouleversant, en le dépaysant, pour qu’il s’interroge ». Cette explication proposée par Élisabeth Brisson paraît d’autant plus pertinente que ces sonates de Beethoven sont, justement, déroutantes.
La sonate op. 57, surnommée, bien que Beethoven n’aimât pas ce surnom, “Appassionata”, composée en 1804–5, est au cœur de la période ouverte par la “Waldstein”. Son équivalent symphonique serait peut-être à chercher du côté de la Cinquième Symphonie (1805–7), quoiqu’elle soit plutôt contemporaine de la Quatrième. Ainsi, le célèbre motif initial de la Cinquième trouve peut-être son antécédent dans un motif de basse, répété trois fois dans les premières mesures de l’“Appassionata” (juste avant l’explosion ; voir, sur le manuscrit, en bas de la page). Par son support, cette sonate se trouve associée à une autre anecdote. En 1806, Beethoven séjournait à la campagne, en Silésie, chez le prince Lichnowsky. Celui-ci voulut un soir le faire jouer pour des hôtes de passages ; Beethoven ne voulait pas ; il y eut une altercation. L’histoire veut que le lendemain Beethoven partît en laissant au prince un petit mot resté fameux :
»Fürst! Was Sie sind, sind Sie durch Zufall und Geburt, was ich bin, bin ich durch mich. Fürsten hat es und wird es noch Tausende geben, Beethoven gibt es nur einen.«
Prince ! Ce que vous êtes, vous l’êtes par le hasard et la naissance, ce que je suis, je le suis par moi. Des princes, il y en a et il y en aura encore des milliers, il n’y a qu’un seul Beethoven.
Qu’importe si Beethoven écrivit réellement ces lignes ou non — les spécialistes s’accordent du moins à penser qu’elles sont tout à fait crédibles —, elles sont représentatives d’une certaine évolution du statut de l’artiste.
Sur le chemin du départ, Beethoven traversa un orage qui trempa ses bagages parmi lesquels se trouvait, entre autres, le manuscrit de la nouvelle sonate, aujourd’hui à la Bibliothèque nationale de France, et qui conserve les stigmates de la pluie.
Première page du manuscrit autographe de la sonate “Appassionata”, sur Gallica.
Au-delà de leur célébrité et de leurs titres — auxquels il ne faut pas vraiment se fier, puisque Beethoven n’aimait pas “Appassionata”, l’allusion à La Tempête est peut-être métaphorique et certainement destinée à deux sonates, et Waldstein un dédicataire, et non une description —, réunir ces trois sonates est donc un geste hautement pertinent et qui nous raconte aussi une évolution de Beethoven et de sa musique. Il faut en louer, dans le disque de Soo Park auquel nous venons maintenant plus précisément, la disposition chronologique qui, par un heureux hasard, offre une alternance mineur – majeur – mineur tout à fait bienvenue.
Là où Alexeï Lubimov, dans son prorpre disque, choisissait un fragile piano d’Érard qui proposait des couleurs intéressantes mais peut-être un peu sages, Soo Park a préféré un instrument terminé en 1807, dont la conception a été contemporaine de celles des sonates, instrument de Jakob Weimes, fabriqué à Prague. Il se trouve donc à peine plus tardif que les sonates elles-mêmes, ce qui semble assez bien correspondre aux attentes de Beethoven pour ses instruments : la pointe de la nouveauté. Comme le précise le livret du disque, « il garde la construction légère du pianoforte de Mozart, les genouillères au lieu de pédales, le clavier à faible enfoncement, mais il possède l’étendue plus moderne de 6 octaves ou les 3 cordes par note qui lui donnent plus de puissance ». Il figure donc un compromis tout à fait crédible. Mais surtout, tout à fait maîtrisé : car il faut aussi considérer la “rencontre” entre l’instrument et celui — ici celle — qui en joue. Or, ce Weimes est à la mesure de Soo Park ; il lui offre la bonne vélocité, mais surtout la bonne amplitude de nuances, la bonne palette de dynamiques. On atteint seulement, à de rares moments, la limite — çà et là, le piano fait de petits bruits…
Comme le souligne, une fois encore, la notice du disque, ce piano permet de respecter scrupuleusement les indications de Beethoven, en particulier en matière d’usage de la pédale, indications notées « avec un soin maniaque ». On ne peut en effet nier qu’à tous égards, les partitions de Beethoven pour ces sonates — il suffit de considérer celle de l’“Appassionata” — sont d’une immense précision. Or, l’impression qui domine en écoutant Soo Park, c’est celle d’une honnêteté et d’une précision. Loin des grands effet, chaque note semble trouver sa juste place et l’écriture est subtilement mise en valeur. Moins passionelle que celle de Badura-Skoda dans les mouvements initiaux, la lecture de Soo Park est plus rigoureuse. Ses mouvements lents sont plus poétiques, plus chantants, plus touchants. Le souffle est moins épique que chez son illustre aîné — nous disons bien “moins”, et non “pas” — mais la vision est plus fine. D’ailleurs, Jörg Demus remarquait dans la Waldstein un nombre impressionnant d’indications pianissimo : il en compte soixante-dix ; il conseille également de porter attention aux crescendo et diminuendo, souvent amples. Plutôt que de séduire et d’emporter, Soo Park choisit, comme y invitent ces remarques, de construire.
Tout au plus pourrait-on souhaiter un peu plus de laisser-aller dans les fortissimo ou dans les passages les plus chaotiques. Plus que la fougue évoquée par le titre de La Tempête, plus que la catastrophe initiale de l’acte I, on pense en écoutant Soo Park à l’atmosphère si particulière de cette pièce de Shakespeare, une atmosphère énigmatique, un voile de mystère plus sensible que fiévreuse, sa vision des trois sonates est intellectuelle, intelligible, parfois fascinante, jamais ennuyeuse.
En réécoutant quelques enregistrements sur pianos anciens de certaines de ces sonates, on se dit qu’aucun ne pouvait parvenir à les épuiser, tant les pianos qui ont coexisté dans la Vienne de Beethoven sont divers et ont tous quelque chose à dire, et tant ces pièces sont riches en possibles — c’est-à-dire aussi en incertitudes, et tant mieux. Pourquoi se limiter à une version, à une lecture, arrêter définitivement un choix ? Soyons curieux&nbps;! Cet enregistrement des sonates “Tempête”, “Waldstein” et “Appassionata” par Soo Park apporte un éclairage éloquent, d’une rare acuité, sur les trois œuvres et propose un jeu qui a toute vraisemblance historique qu’on ait déjà ou non ses versions préférées, que ce soit celle-ci ou une autre, il ne fait aucun doute que ce disque devrait figurer dans toute discothèque beethovénienne curieuse et rigoureuse.
Paul Badura-Skoda et Jörg Demus, Les sonates de Beethoven, Lattès, 1981.
Élisabeth Brisson, Guide de la musique de Beethoven, Fayard, 2005.
Tia DeNora, Beethoven et la construction du génie : musique et société à Vienne (1792–1803), Fayard, 1998.
Henry-Louis de La Grange, Vienne, une histoire musicale, Fayard, 1995.
William S. Newmann, “Beethoven’s Pianos Versus his Piano Ideals”, Journal of the American Musicological Society, Vol. 23, No. 3, Autumn 1970.
Charles Rosen, Les sonates pour piano de Beethoven : un petit guide, Gallimard, 2002–2007.
Sonage op. 53 “Waldstein”, I. Allegro con brio
Sonate op. 31 no 2 “Tempête”, II. Adagio
INFORMATIONS
Soo Park, pianoforte Jakob Weimes, ca.1807.
1 CD, 72’45, Label Hérisson, 2014.
Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
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