par Loïc Chahine · publié mercredi 24 février 2016 · ¶¶¶¶
Bon nombre d’Orphées1 musicaux — y compris les deux Euridice de Giulio Caccini et Jacopo Peri — ont déjà fait l’objet d’enregistrements : aussi ce disque n’y puisera rien. C’est là le paradoxe d’I Due Orfei : ici, les « deux Orphée » ne sont pas les œuvres mais les hommes, car Peri et Caccini ont tous deux, de leur vivant, été assimilés à Orphée, comme le rappelle Denis Morrier dans le texte qui figure dans le livret du disque.
Si Le Nuove Musiche de Caccini sont assez bien connues et ont beaucoup attiré les interprètes, en particulier parce que leur préface donne quelques pistes d’interprétation de la monodie accompagnée qui apparaît à la fin du xvie siècle, Le Varie Musiche (1609) de Peri le sont beaucoup moins — comme si l’absence de propos théorique les rendait moins intéressantes. On se réjouira donc d’entendre ici quelques pièces de Peri, au nombre de cinq, dont l’une, peut-être la plus remarquable, le superbe «Tu dormi, e ’l dolce sonno», est tirée d’un manuscrit aujourd’hui conservé à la British Library ; Caccini, une fois de plus, se taille la part du lion avec douze pièces. Le tout est agrémenté de trois intermèdes instrumentaux.
L’originalité de ce projet ne tient donc pas tant au répertoire abordé qu’à la manière de l’aborder. Par l’effectif, d’abord : une voix, une harpe, et c’est tout. Il y a là un équilibre qui paraît optimal, car il semble souvent disproportionné d’entourer un seul chanteur, pour une petite pièce qui se veut assez simple, d’un continuo trop opulent. La pratique dominante consistait sans doute, ainsi que la décrivait déjà Baldassare Castiglione dans son Cortegiano en 1528, de s’accompagner soi-même, et donc bien de ne disposer que d’un effectif réduit. La harpe, évidemment, rappellera la lyre d’Orphée.
La manière d’aborder la musique, c’est aussi la manière de la chanter. On sait que Marc Mauillon possède à cet égard une technique et un timbre assez singuliers ; il a fait merveille chez Machaut, parce que trouvant un juste équilibre entre le texte et le chant, il en va de même ici ; il rappelle à chaque instant que le « beau chant » tel qu’il était conçu par les promoteurs du recitar cantando est celui qui met en valeur non seulement la ligne (cantando), mais aussi le mot (recitar). On sent chez le baryton-ténor (la voix est sans doute quelque part entre les deux) une attention au texte, un vrai plaisir de l’articuler, et surtout un soin apporté aux inflexions dont il permet de colorer la musique.
Car Marc Mauillon agit ici en coloriste raffiné, et excelle particulièrement aux teintes les plus délicates, aux pastels vaporeux plutôt qu’aux drapés les plus brillants. Point de surjeu théâtral : le chant est volubile, souple, mais simple, sans affectation ; il s’agit de parler à l’intime, non de remplir une scène. À cet égard, la harpe impose aussi une certaine écoute, invite à se rapprocher ; le son reste discret, quoique parfois profond, mais Angélique Mauillon accompagne véritablement, soutient, sait rester en retrait parfois (dans beaucoup de pièces lentes ou modérées), ou se faire plus présentes (dans les pièces vives). Il règne entre les deux interprètes une véritable entente, et les nuances de l’un sont celles de l’autre.
Ajoutons que les pièces sont suffisamment variées et intéressantes pour que la petite heure que dure le programme passe rapidement. On s’installe aisément dans un certain confort d’écoute, et les pièces s’enchaînent — il y a une véritable dramaturgie dans leurs enchaînements — avec bonheur, convoquant, à la manière d’un Canzoniere pétrarquiste, mille nuances, où toutefois domine généralement la douceur à laquelle, d’ailleurs, renvoie le premier mot du disque. Même les vocalises dont Caccini a orné ses canti ne sonnent pas ici brillantes — « écoutez-moi, chanteur » — mais semblent venir exprimer une virevolte des affetti.
Pour peu qu’on apprécie le timbre de Marc Mauillon, il faudra connaître cette lecture qui jette une lumière nouvelle, teintée de tendresse, sur les deux Orfei de leur temps ; en adoptant le ton juste, associant la présence de l’artiste aux accents de la confidence, elle semble faire renaître une pratique, pas si lointaine et pourtant révolue, celle où se rencontraient l’art des vers et des images et la rhétoriques, celle des récitals de poésie.
1. Peut-on le mettre au pluriel ? Faisons-le en imitant l’italien, dans un geste justement très xvie siècle. ↑
Le titre est emprunté à Paul Valéry, Tel quel, « Littérature », Gallimard, coll. Folio, p. 134.
Caccini, «Dolcissimo sospiro»
Peri, «Un dì soletto»
INFORMATIONS
Marc Mauillon, canto
Angélique Mauillon, harpe triple
Giulio Caccini : «Dolcissimo sospiro», «A quei sospir ardenti», «Mentre che fra doglie e pene», «Vedrò ’l mio sol», «Amarilli mia bella», «Tutto ’l dì piango», «Odi, Euterpe», «Moveti a pietà» «Torna, deh torna», «Perfidissimo volto», «Non ha ‘l ciel cotanti lumi », «Pien d’amoroso affetto»
Jacopo Peri : «Tu dormi, e ‘l dolce sonno», «Tra le donne onde s’onora», «Un di soletto», «Tutto ’l dì piango», «Al fonte, al prato».
Luzzasco Luzzaschi : Toccata del quarto tono, Canzona. Alessandro Piccinini : Aria di sarabanda in varie partite.
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