par Loïc Chahine · publié mercredi 5 octobre 2016 · ¶¶¶¶
Au moment où Alpha fait reparaître, dans une nouvelle fournée de rééditions, l’intégrale des Pièces de viole mises en pièces de clavecin des deux Forqueray par Blandine Rannou (ci-devant Zig-Zag Territoires, 2008), la même maison publie le premier disque de Justin Taylor, jeune claveciniste lauréat du concours du MA Festival de Bruges. Encore un petit prodige dont le principal éclat est la fraîche jeunesse ? Il faut passer outre les préjugés et jeter une oreille attentive à ces Portrait(s) de « la famille Forqueray » — attentive, mais non bienveillante, car on n’aura pas besoin de bienveillance pour être charmé.
Sans doute est-il difficile de choisir le programme de son premier disque solo. Si l’on est au clavecin, jouera-t-on du répertoire très célèbre, au risque de la comparaison avec d’illustres aînés ? se tournera-t-on plutôt vers des pièces à peu près inconnues, des compositeurs obscurs, au risque alors de passer inaperçu ? Justin Taylor a choisi une media via : la musique de Forqueray est relativement connue, mais pas aussi célèbre que celle de Couperin, pour rester dans le domaine français, et demeure également moins illustrée au disque que celle, par exemple, de d’Anglebert. Mieux : elle est suffisamment riche et variée pour permettre à l’interprète de montrer l’étendue de ses capacités. Et de fait, c’est bien ce qui séduit dès les premières pistes de ce récital : Justin Taylor a choisi de l’ouvrir avec un prélude non mesuré qui happe l’auditeur ; il enchaîne avec aplomb, sans heurt, avec l’allemande La Laborde de la première suite en ré mineur, puis avec La Forqueray, vive, impérieuse. Rien qu’avec ces trois pièces le toucher se révèle dans sa variété, dans sa capacité de caractérisation : on peinerait presque à croire que c’est le même interprète, tant il est doux, moelleux même, dans le Prélude, tant il parvient à exhaler une couleur mélancolique dans La Laborde, et à devenir presque agressif — sans l’être tout à fait — dans La Forqueray.
On admire comme La Couperin se déploie : ici, Justin Taylor a fait le choix de ne pas commencer avec puissance, d’énoncer en force le motif initial, mais y distille au contraire un je-ne-sais-quoi presque mélancolique ; le regard de son personnage n’est pas, comme il l’est souvent dans cette pièce, constamment hautain, impérieux, mais varie : il se voile, s’abaisse, se relève…
La cinquième suite, en ut mineur, sans doute la plus difficile, musicalement parlant, du recueil publié par Forqueray laisse un poil retomber la tension et ne s’élève pas tout à fait au niveau atteint par la première, sans toutefois démériter, loin s’en faut. Judicieuse idée, en revanche, que d’avoir intégré au recueil les trois pièces à trois violes (Allemande, Courante et Sarabande), et d’en avoir livré une élégante transcription qui est presque du niveau de celles de Jean-Baptiste Forqueray lui-même.
La maîtrise technique ne fait aucun doute, mais ne s’exhibe jamais, et c’est là une force : loin de chercher à montrer qu’il fait du son, qu’il fait des notes, Justin Taylor met en valeur les fulgurances des Forqueray père et fils dans leurs rapports polyphoniques les unes aux autres. On goûte avec plaisir la clarté du discours autant que le plaisir hédoniste du son conféré, en particulier, par l’agogique et l’abondance des ornements.
Blandine Rannou, dans le texte original qu’elle signe pour la réédition de son intégrale des pièces des deux Forqueray « mises sur le clavecin », décrit sa démarche comme « une sorte d’hommage au son », fort de « la tessiture grave [… qui] est justement celle où le clavecin français du xviiie siècle présente le plus de richesse et de rondeur. » Justin Taylor aurait pu reprendre ces mots, tant son clavecin « sonne » bien ; mais bien sûr, il fait plus que sonner : comme le suggère le titre donné à son disque, il fait des portraits, et pas seulement ceux des Forqueray mais bien une véritable galerie de personnages. Oui, Justin Taylor, ici, avec des hauts et quelques rares bas,
[il] peint, [il] crayonne et dessine,
peint des tableaux, des portraits…
Forqueray : Prélude non mesuré
Forqueray : La Forqueray
INFORMATIONS
Pièces de viole d’Antoine et Jean-Baptiste Forqueray mise sur le clavecin, « La Superbe ou la Forqueray » de François Couperin et « La Forqueray » de Jacques Duphly.
Justin Taylor, clavecin Ruckers-Hemsch 1636–1763, Anthony Sidey
1 CD, 79’15, Alpha classics (Outhere), 2016.
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