par Loïc Chahine · publié mercredi 27 janvier 2016 · ⁜
On développe, à la longue, une certaine méfiance quant aux compositrices : est-ce que, vraiment, c’est une figure intéressante de l’histoire de la musique en général qui va nous être présentée, ou bien une femme, parce que, tout de même, il faut parler des femmes, il faut faire de la place aux femmes ? Avec Marie Jaëll, dès les premières écoutes, les soupçons sont balayés : on a bel et bien affaire à une forte personnalité digne de figurer en bonne place aux côtés de ses contemporains et qui a su se tracer un chemin propre.
Car la musique de Jaëll — oui, appelons-la simplement par son nom : n’en fait-on pas autant des hommes ? et quand La Fontaine s’adressait à la future Madame de Grignan, il disait « Sévigné1 », seulement « Sévigné », il ne disait pas « Mademoiselle de Sévigné » ; disons donc Jaëll, et reprenons : La musique de Jaëll n’est un ersatz de rien ; elle trouve une voie entre Saint-Saëns, Dukas, voire Debussy, une voie qui s’appuie sur ce que la compositrice aime chez Franz Liszt, qu’elle admire beaucoup, mais qui n’est pas un pastiche. Si l’académisme est, pour reprendre la définition qu’en donna Pierre Boulez, quand les formes sont en décalage avec le fond, quand elles sont vidées, en quelque sorte, de leur sens2, il est clair qu’aucun soupçon d’académisme ne pèsera sur les œuvres ici présentées.
Nota bene : Nos lecteurs voudront bien nous pardonner la longueur de ce qui suit. Il nous a semblé qu’il fallait développer un peu sur chacune des œuvres afin de rendre justice au travail des artistes qui se sont donné la peine de leur redonner vie.De manière générale, bien que Jaëll fût pianiste, c’est dans ses œuvres avec orchestre que nous la préférons — certains dirons ici « comme son cher Liszt », mais nous n’en sommes pas. Les deux Concertos pour piano (cd 2) sont assurément des chefs-d’œuvre d’invention, de vivacité, de sensibilité ; on en appréciera particulièrement l’orchestration de main de maître, toujours efficace et jamais ostentatoire. L’Orchestre national de Lille, sous la direction de Joseph Swensen, s’y montre tout aussi excellent et coloré que les deux pianistes qui se succèdent, Romain Descharmes et David Violi.
Dans le second Concerto, en ut mineur (placé en premier dans le disque), après une sombre entrée en matière de l’orchestre de grande qualité, tout à fait intrigante pour l’auditeur, la partie de piano rappelle la manière de Liszt à son mieux, aussi bien dans les passages de force — Marie Jaëll montrait sans doute ici l’étendue de sa maîtrise technique — que dans le très bel (quoique bref) Andante. L’ensemble du concerto est composé comme d’un seul tenant, sans arrêt à la fin des mouvements ; certaines mélodies, dont l’une aux contours teintés d’orientalisme, traversent l’œuvre. On admirera aussi la manière dont les thèmes s’agencent dans le Vivace non troppo final qui termine avec grâce un concerto bouillonnant d’idées. Tout au long de l’œuvre, souvent l’orchestre répond au piano, l’un et l’autre se complètent, mais c’est bien le soliste qui demeure au centre de la composition. Au piano, David Violi parvient à faire entendre non des difficultés vaincues mais une virtuosité transcendée ; son jeu, s’il manque à peine de force, voire d’un soupçon d’esbroufe dans l’entrée tonitruante du soliste au début de l’Allegro initial, est nuancé, non sans brio, et développe avec l’Orchestre nationale de Lille l’indispensable complicité que requièrent bien des passages où piano et orchestre vont de conserve.
Le premier Concerto, en ré mineur, dédié à Camille Saint-Saëns, avait été remarqué par la presse de l’époque, qui le trouva en particulier « très symphonique » ; le piano y conserve toutefois une place de choix, mais les auditeurs furent sans doute surpris de trouver le piano souvent dans un rôle d’accompagnement des mélodies chantées par l’orchestre, et non l’inverse. Curieusement, pour une œuvre qui lui est antérieure, l’influence de Liszt se fait moins sentir que dans le second concerto ; il y a indéniablement ici un charme mélodique qui, pour peu qu’on soit sensible à ce genre de choses (disons-le autrement : si on a le cœur susceptible de se guimauvifier), est très-opérant. Les passages doux et presque pastoraux de l’Allegro moderato initial sont particulièrement délicieux, et l’opposition avec les thèmes exposés à l’ouverture de ce mouvement tout à fait frappante. Le jeu de Romain Descharmes est plus musclé et travaille davantage l’attaque que celui de son confrère ; il fait merveille dans les nombreux passages de force. Pour autant, le pianiste a soin de trouver, comme son confrère, le bon équilibre avec l’orchestre et sait aussi accompagner et faire chanter les mélodies avec plus de douceur, même si ce qu’il aime tout particulièrement, à l’évidence — le début de l’Adagio le prouve —, c’est faire sonner son piano, en tirer un son bien rond, bien ample.
Dans les deux concertos, l’Orchestre national de Lille est un partenaire de choix, aimablement coloré comme nous l’avons dit, avec une pâte de cordes en demi-teinte et des vents florissants. La direction de Joseph Swensen est souple et nous a paru servir admirablement les œuvres par un phrasé et des dynamiques rendant particulièrement justice à la délicatesse de l’orchestration et des mélodies.
Le concerto pour violoncelle, très concis (à peine plus d’un quart d’heure), n’a pas moins de charmes. Pour laisser la place suffisante au soliste, Jaëll a orchestré savamment et composé un accompagnement presque immatériel, d’une rare délicatesse, prenant plaisir — car il s’agit bien d’un « concerto pour violoncelle avec accompagnement de l’orchestre » — à faire souvent dialoguer le violoncelle soliste avec ses confrères de l’orchestre, parfois avec les vents. On goûtera les textures originales qu’elle excelle à créer et que le Brussels Philharmonic et son chef Hervé Niquet excellent à rendre. Xavier Phillips tient la partie de violoncelle solo avec distinction et classe. Il se dégage de ce petit poème un doux parfum d’idylle.
Autre morceau de choix : La Légende des ours (cd 1), pour soprano et orchestre, dont Jaëll signe aussi bien le texte, loin d’être indigne, que la musique. Ne nous laissons pas abuser par le sous-titre, « Chants humoristiques », et ne traitons pas ces Ours à la légère : c’est sans doute ici que Jaëll déploie son art de l’orchestre avec le plus d’habileté. Comme l’écrit Sébastien Troester, « l’on se surprend à songer que nos Ours sont décidément plus proches de La Mer de Debussy que du Roi de Lahore de Massenet. » Avec toutefois une pointe d’humour et de drame en plus — oui, de drame, car Jaëll est une admirable conteuse en ces pièces. Comme dans le Concerto pour violoncelle, on retrouve le Brussels Philharmonic et Hervé Niquet qui magnifient, ici encore, mélodies, textures et phrasés. Comme dans le Concerto, tout est admirable de lisibilité, là de douceur, ici d’intensité. Quant à Chantal Santon-Jeffery, devrons-nous répéter ici, pour les lecteurs peu habitués au Babillard, tout le bien que nous en pensons ? Le timbre est toujours somptueux et triomphe dans la variété des couleurs dont il moire les six mélodies : tantôt grandiose et lyrique, tantôt plus familier — mais toujours impeccable, car cela se joue dans le détail. Et on le sait, ce sont les détails qui font la perfection. Résistera-t-on aux superbes « Désirs ardents » ? Il serait à souhaiter que ce cycle pour voix et orchestre, que cette Légende puisse s’imposer au concert, aux côtés de ses sœurs les Nuits d’été et Schéhérazade. Assurément, ceux qui ont choisi d’ouvrir les trois disques de ce portrait de Marie Jaëll ne se sont pas trompés en commençant par La Légende des ours et en en choisissant les interprètes.
Du côté des œuvres pour piano — notons en passant que dans la discographie déjà existante, c’est l’œuvre pour piano qui a eu la faveur avec pas moins de cinq enregistrements, dont les deux premiers volumes d’une intégrale en cours commencée en 2015 —, on passera peut-être rapidement sur les Douze Valses et Finale (cd 3) pour piano à quatre mains, qui ne sont pas sans élégance, mais qui sont aisément oubliées quand on vient des œuvres dont vous avons déjà parlé, et qui sont toutes dans les deux premiers disques.
Dans Ce qu’on entend dans l’Enfer, dans le Purgatoire et dans le Paradis, dont on entendra ici des extraits, Jaëll avoue quelque peu sa dette à Liszt — le sujet rappelle évidemment La Divine Comédie et donc Après une lecture du Dante et la Dante-Symphonie — mais avec quelque chose de plus français qui rappellera peut-être à certains Fauré. Ici, la virtuosité et la force démiurgique cèdent la place à la méditation. Jaëll aime les figures obstinées et les développe.
Il en va sensiblement de même dans Les Jours pluvieux (cd 3), qui sont d’aimables miniatures que l’art consommé de Nicolas Stavy pare d’un toucher varié et de coloris bienvenus, tout à fait habiles à créer des ambiances. Les pièces sont brèves, et il faut ici être efficace rapidement ; Nicolas Stavy l’est. On appréciera la souplesse des dynamiques qui, en certains endroits, de pièces simples, certes pas forcément inoubliables, fait des mouvements exquis. On lui connaissait la force, on la retrouvera dans quelque tempête ici, mais on le découvrira aussi dans la douceur, et l’ultime « On rêve au beau temps » est un agréable au-revoir.
On se demande pourquoi Les Beaux Jours (cd 1) ont été séparés des Jours pluvieux, alors que la dernière pièce des uns appelle les autres : nous venons d’évoquer la fin des pluvieux qui « rêve » aux beaux, celle des Beaux « rêve au mauvais temps ». Dans un ordre ou l’autre, il aurait sans doute été judicieux de rapprocher les deux cycles, quitte à les séparer, pourquoi pas, par d’autres pièces pour piano. On y aurait gagné en continuité d’écoute.
Ce que l’on a dit sur Les Jours pluvieux, on pourrait le répéter à propos des Beaux Jours. C’est à Dana Ciocarlie qu’ils sont confiés, et si les dynamiques n’appellent pas les mêmes éloges que ceux que nous avons formulés ci-dessus, les articulations ne sont pas moins admirables, et la caractérisation non plus. C’est d’autant plus réussi que les Beaux Jours jouent davantage la carte de la variété que leurs homologues pluvieux. On appréciera la malice qui se fait jour dans plusieurs pièces. Le son, aussi, nous a paru plus profond ici, et l’inventivité de Jaëll plus vive.
***
Ajoutons que, comme à l’accoutumée, le Palazzetto Bru Zane et les Ediciones Singulares nous gratifient d’un fort bel objet — « il y a plaisir, ne m’en parlez pas », à voir s’aligner les volumes de cette collection « Portraits », tous plus réussis les uns que les autres. Les textes réunis dans le livre qui accompagne les trois disques présentent idéalement bien la figure de Marie Jaëll en la replaçant dans son temps, en esquissant une biographie, en l’abordant par sa correspondance et en donnant à lire un peu de ses écrits — c’est justice, elle fut aussi pédagogue.
Ne fût-ce que pour les œuvres avec orchestre — mélodies et concertos —, superlatives, mais aussi parce qu’il documente la figure de celle qui est plus qu’une femme qui fit de la musique, une véritable compositrice, il ne faut pas passer à côté de ce troisième « Portrait ».
Encore ! Le Palazzetto Bru Zane a encore frappé. On pourrait croire que l’on s’y habitue — et non : c’est de nouveau une surprise que la (re)découverte de Marie Jaëll. Et quelle belle découverte! Dans la scène finale de Je l’ai été trois fois, de Sacha Guitry, un personnage, qui a été trois fois cocu dans des circonstances extraordinaires, se demande ce qui lui arrivera la fois suivante ; l’auteur, jouant le rôle d’un acteur déguisé en cardinal, rit puis lui répond : « Ne vous le demandez pas, ayez-en la surprise. » Ainsi, face aux desseins, non de la providence, mais du non moins bienfaisant Palazzetto Bru Zane, demeurons de même : ne nous demandons pas quelles nouvelles merveilles nous attendent, mais, confiants, ayons-en la surprise. Il faut croire qu’elle ne peut être que bonne.
1. Jean de La Fontaine, Fables, IV, 1, « Le Lion amoureux ». ↑
2. Entretiens de Pierre Boulez avec Gérard Akoka : Composition, direction d’orchestre et interprétation, Minerve, Musique ouverte, 2015, p. 19–21. ↑
Concerto pour piano en ut mineur, I, Allegro
La Légende des ours, III, « Désirs ardents »
INFORMATIONS
Chantal Santon-Jeffery, soprano
Xavier Phillips, violoncelle
Brussels Philharmonic
Hervé Niquet, dir.
David Violi, piano
Romain Descharmes, piano
Orchestre national de Lille
Joseph Swensen, dir.
Lidja & Sanja Bizjak, piano
Dana Ciocarlie, piano
Nicolas Stavy, piano
Textes d’Alban Ramaut, Sébastien Troester, Marie-Laure Ingelaere, Florence Launay et Marie Jaëll.
3 CD, 55’16 + 58’24 + 59’09, Palazzetto Bru Zane / Ediciones Singulares, 2016.
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